code_galerie Chroniques de l"Humanité, Site Léon Rosenthal

 

 

Léon Rosenthal, militant, critique et historien d'art

Le Salon de la Société Nationale, L’Humanité, « Chronique de l’art social », 3 mai 1909, p. 3.

La tradition veut, lorsqu’on visite une exposition, que l’on examine avec soin la peinture ; on se repose près de la sculpture, on évite les salles réservées aux graveurs et aux architectes et, si l’on a quelque loisir, on jette un coup d’œil rapide, avant de s’en aller, sur la section d’art décoratif.

Pour nous, l’art essentiel est celui qui est destiné à embellir les objets dont s’entoure l’activité humaine : c’est l’art le plus ancien, il est né avec les balbutiements des civilisations primitives, c’est à lui que sont réservées les destinées les plus certaines. C’est par lui que nous voulons commencer.

Tout d’abord, formulons un regret. Il y a quelques années, ce Salon [de la Société nationale des beaux-arts] qui, révolutionnaire au début, est devenu si étroitement conservateur, accueillait des artistes soucieux de créer de la beauté pour l’usage du plus grand nombre. Ces efforts généreux sont aujourd’hui proscrits. Un maître, du bois qui travaille à établir un mobilier rationnel et s’ingénie à métamorphoser les écoles primaires, M. Gallerey, m’exprimait récemment de justes doléances. On décourage les initiatives ; on évince tout ce qui n’a pas un caractère de grand luxe ; on ne veut voir dans un objet usuel qu’un article de commerce. Erreur essentielle, contre laquelle on a déjà éloquemment protesté, contre laquelle il ne faut cesser de s’élever. Ce ne sont pas des travaux de grand prix, raffinés de matière et d’exécution, qui contribueront au progrès réel de l’art social. Une glace de cheminée modelée et ciselée par un sculpteur original comme M. Dejean, les gobelets d’émaux translucides cloisonnés d’or de M. Thesmar sont des objets de curiosité ou de musées. Il faut arriver à embellir la glace à dix francs et le gobelet à trois sous.

Ces réserves faites, il y a, ici, des œuvres remarquables. Nous pourrons les admirer, si nous ne devons pas songer à les acquérir. D’ailleurs, quel que soit leur prix, elles tirent toujours leur valeur plus du travail, de l’originalité de l’artiste que de la matière qu’il emploie. Ce sont des œuvres d’ouvriers.

Peu de mobiliers, puisqu’on a voulu les éliminer ; pourtant un berceau et une chaise de l’artiste au goût impeccable qu’est M. Eugène Gaillard. La poignée de porte, ciselée par M. Bourgoin, surtout les divers objets en cuivre découpé par M. Scheidecker, offrent des indications qui trouveraient à s’appliquer dans la pratique industrielle ; ils témoignent de cette vérité que la rénovation artistique dépend, non de la complication de la technique, mais de la sûreté du goût. Les admirables poteries si parfaites de forme, de matière, de cuisson qu’expose M. Delaherche, celles que présentent MM. Moreau-Nélaton ou Lenoble ne conduiront-elles pas à renouveler la céramique populaire ? Un service de table composé par M. Laugier pour un amateur très riche, n’offre pas plus de difficultés d’exécution que tel service courant de Limoges. M. Dammouse, qui inscrit dans la pâte de verre des notations exquises, propose, pour décorer la porcelaine ou le grès des décors faciles à interpréter. Rien ne s’oppose à ce que se répandent les écharpes, les tentures, les tapis dessinés, d’un style frêle et pur, par M. Maurice Dufrène ; quant aux dentelles et broderies de M. Mezzara, de Mme Berthelot ou de Mlle Rogers, leur destination est d’être copiées à l’infini. Je m’arrêterais moins volontiers devant la tapisserie murale de Mme Ory-Robin, si je ne pensais que des recherches originales de cette artiste il sortira quelque acquisition technique générale.

Les bijoux mêmes concourent à une évolution démocratique, puisqu’ils ne considèrent les gemmes et les métaux précieux que comme des auxiliaires à la pensée décorative. MM. Boutet de Monvel et Monod ne croient pas déchoir en ciselant l’argent ou le fer ; les œuvres qu’expose M. Rivaud se targuent de leur vigueur robuste et de leur technique probe.

Dès aujourd’hui, si la bague d’argent de l’ouvrière, si le vase de fleurs en demi-cristal, si la chaise de bazar restent informes ou laids, la faute en est aux industriels qui ne savent ni ne veulent utiliser l’ingéniosité des artistes.

Ce Salon présente deux ensembles d’œuvres d’un caractère différent et d’une signification parallèle : d’un côté les travaux du décorateur anglais Walter Crane, de l’autre, l’exposition posthume du sculpteur Alexandre Charpentier.

Walter Crane est un esprit subtil, un dessinateur savant, un coloriste raffiné. Il aurait pu, comme les Préraphaélites, ses compatriotes, se complaire en des œuvres précieuses et quintessenciées. Il a préféré travailler pour la joie de tous : il s’est efforcé d’exprimer des idées de penseur, d’érudit, de poète dans le langage le plus accessible et il y a réussi. Grâce à lui les enfants ont des images délicieuses, les livres ont été illustrés avec plus d’art, des tentures merveilleuses ont remplacé, sur les murs, les papiers peints criards. Il a dessiné des tapisseries, des vitraux. Il a embelli la vie du peuple anglais. Ai-je dit sa foi socialiste ? Tous les camarades connaissent la composition célèbre où il a glorifié, en 1891, le Premier Mai ; l’original en est, ici, exposé.

C’était aussi un cœur généreux qu’Alexandre Charpentier. L’auteur de la médaille offerte à Zola, celui qui, sur une plaque de bronze, illustrait la devise de l’Internationale : « Prolétaires de tous pays, unissez-vous », a perpétuellement, dans son œuvre, exalté les travailleurs et le travail, non seulement dans ce grand bas-relief La Famille heureuse, mais dans les nombreuses plaquettes où forgerons, tailleurs de pierre, serruriers, imprimeurs sont, tour à tour, célébrés. Le médailleur incomparable cherchait les applications les plus diverses, les plus imprévues de son art : plaques de serrures, poignées de portes, plaques de propreté, bonbonnières, sucriers, bougeoirs, hanté qu’il était par l’obsession constante de la vie.

La leçon donnée par ces deux artistes si éloignés l’un de l’autre et si proches n’est-elle pas claire ? La compréhension de l’art est la plus large chez ceux qui ont les sentiments les plus humains.

La sculpture n’est pas favorisée à la Société Nationale [des beaux-arts]. Dans ce Grand Palais construit pour abriter des expositions et qui répond à sa destination d’une façon si imparfaite, pour quelques œuvres mises en valeur, combien de morceaux sacrifiés ou perdus. Il faut quelque courage pour les rechercher même quand on les sait signés de MM. Bartholomé, Dampt, Dejean, Troubetzkoy. La très contestable Jeanne d’Arc de M. Bourdelle, les biches du maître animalier Rembrandt Bugatti, le faune ivre de M. Injalbert, se laissent plus facilement examiner.

Au centre du vestibule se présente, dans un isolement périlleux pour tout autre artiste, un buste de femme par M. Rodin. L’œuvre est d’une exceptionnelle valeur. M. Rodin y a entrepris ce que nul n’avait jusqu’ici tenté : il a voulu rendre non la physionomie exacte d’un visage, mais la sensation que donne ce visage baigné dans l’atmosphère, non les traits précis, mais l’impression de la vie. Ce problème, l’artiste se l’était déjà posé, mais il ne l’avait pas encore résolu d’une façon aussi complète. S’il l’a résolu, c’est parce que nul ne connaît mieux que lui les ressources de son métier, c’est parce qu’il n’est pas seulement un inventeur génial mais aussi un ouvrier de génie. Et, puisque tant d’attaques, tant de sottes dérisions ont accueilli, naguère, des efforts parfois difficiles à comprendre, j’ai joie à saluer une œuvre qui sera incontestée parce qu’elle est, de tous points, incontestable.