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Léon Rosenthal, militant, critique et historien d'art
Lorsque l’on vient de passer en revue le nombre immense d’œuvres que la Société Nationale [des beaux-arts] et la Société des Artistes Français ont accumulées dans le Grand Palais, on n’éprouve pas seulement une impression de lassitude, on est aussi saisi par un sentiment de malaise.
Tant d’efforts, tant de talent sont dépensés, au hasard, presque en pure perte. Pour un labeur énorme, un si faible résultat ! Qu’ils suivent les enseignements traditionnels, qu’ils s’expriment par des moyens d’école et doivent à leurs maîtres tous leurs procédés ou qu’ils se soient émancipés des traditions et qu’ils aient tenté de se forger à eux-mêmes leur propre langage, nos artistes sont souvent des techniciens très habiles, parfois des virtuoses véritables. Mais chez les plus adroits d’entre eux, chez les acrobates de l’ébauchoir ou du pinceau, la science est vide : ils n’ont, le plus souvent, rien à exprimer.
Peintres, quand ils ne font pas de portraits de commande, ils cherchent dans le pittoresque, dans le genre, dans l’anecdote, dans la fantaisie, dans l’imprévu ou le bizarre, les prétextes d’une excitation factice. Sculpteurs, ils retracent indéfiniment les mêmes motifs ; architectes, ils conçoivent des palais imaginaires ; céramistes, décorateurs ou orfèvres, ils inventent des bibelots d’étagère.
Je le sais, c’est leur droit : l’art est libre ; le sujet y est secondaire ; un grand artiste triomphe avec un objet futile et un esprit médiocre succombe à traduire une idée généreuse. Pourtant, les plus grands ne sont pas diminués lorsque leur pensée se hausse à égaler leur vision. Rodin, admirable lorsqu’il nous présente un torse de femme, est-il moindre lorsqu’il célèbre le dévouement civique des Bourgeois de Calais ou enferme dans la pierre le génie de Balzac ? Besnard est-il plus grand quand il peint des sirènes que lorsqu’il exalte la science ou la maternité ?
Il n’est donné qu’à de très rares artistes de traduire les jeux de la lumière ou les joies de la forme avec assez de puissance ou d’ampleur pour élever et remplir nos âmes par la contemplation seule de la Beauté. Combien, qui errent, se répètent, se traînent, promènent à travers des pays, des motifs divers, leurs regards en quête d’excitations factices, se fixeraient, deviendraient persuasifs, chaleureux, s’ils avaient une conviction à exprimer ! N’est-ce pas la force d’un jeune artiste, un des meilleurs de la génération actuelle, M. Maurice Denis, d’avoir un idéal ; et, bien que cet idéal ne soit pas le nôtre, ne devons-nous pas reconnaître qu’il serait, un peintre moins intéressant s’il n’était sincèrement chrétien ?
Si les efforts audacieux de quelques jeunes gens que l’on ne voit pas au Grand Palais, mais à côté, au Cours-la-Reine, si les efforts des [artistes du Salon des] Indépendants provoquent parfois le rire, c’est parce qu’ils s’évertuent dans le vide : ils font de grands gestes pour ne rien dire. Ils inspireraient le respect avec la technique la plus exagérée ou la plus maladroite, si on leur devinait une conviction.
Quelle misère de voir en ce temps où les idées se croisent, se pénètrent, s’exaspèrent, se métamorphosent sans cesse, des hommes assez doués pour tout exprimer et qui paraissent indifférents comme artistes à ce qui les émeut comme citoyens, comme êtres humains !
Sans doute, ils ne sont pas libres, ils travaillent pour qui les paie et l’on sait ce que la clientèle bourgeoise attend d’eux. Les portraits fardés ou épileptiques, les scènes de genre sucrées ou grivoises, qui ont la vogue, provoquent à chaque Salon, les mêmes indignations des connaisseurs, le même enthousiasme de ceux qui achètent. Mais un artiste n’est pas constamment harcelé par la nécessité de vendre. Il trouvera bien quelques heures de loisir pour libérer sa conscience et, d’ailleurs, pourquoi s’incliner devant le goût du public ? Il est aujourd’hui tant de riches qui se font une galerie, non pour leur satisfaction personnelle, mais par gloriole, par spéculation : ils achètent, les yeux fermés, l’œuvre de l’artiste dont on leur assure qu’il a du talent, ou le morceau qu’ils pourront revendre plus tard avec bénéfice. Et puis, tant d’œuvres resteront invendues ! Parmi les milliers de tableaux, de statues, d’objets d’art en ce moment exposés, combien retourneront chez leurs auteurs, attendant, dans un coin de l’atelier, le Mécène improbable jusqu’au jour où ils seront détruits ou cédés à vil prix au brocanteur !
Y a-t-il donc, comme on le dit, pléthore d’artistes ? Faudrait-il renvoyer charitablement à l’industrie ou au commerce ces braves gens qui s’obstinent à modeler et à peindre ? Sans doute, ils sont nombreux, trop nombreux, mais le mal, le mal réel n’est pas là. Le mal est que leurs efforts se trompent de direction : ils ne s’adressent pas, ou plutôt on ne les adresse pas là où leur art trouverait à s’appliquer.
Nous avons trop d’artistes ! Et les bazars, les magasins regorgent d’objets disgracieux, grossiers. Le mobilier bourgeois, tout ainsi que le mobilier populaire, se traînent dans l’imitation d’imitations ; sur la cheminée du banquier comme sur celle de l’ouvrier se dressent des vases qui, en zinc repoussé, ou en bronze et en or, sont également d’un goût exécrable.
Nous avons trop de peintres ! Tenez, il y a quelques jours, je menais, dans les préaux d’école, le bon combat, et, dans ces vastes salles où jouent les enfants de la Cité, dans ces halls largement éclairés, aux surfaces propices, je m’attristais de ne voir rien que le badigeon monotone et je pensais que, dans une société civilisée d’une façon véritable, c’est là, tout d’abord, que viendraient travailler ces peintres, qui ne trouvent pas à vendre un mètre carré de toile et pourraient décorer des espaces magnifiques pour les yeux les plus avides de beauté qu’on puisse imaginer, les yeux des enfants, qui ne demandent qu’à admirer et à aimer.
Il existe une Société de l’Art à l’école ; elle a réuni des hommes de goût exquis et de volonté large : MM. Pottier, Roger Marx, Quénioux, Frantz Jourdain, d’autres encore, mais bien qu’elle ait à sa tête un sénateur influent, M. Couyba, qui n’a pas oublié ses origines universitaires, elle se heurte perpétuellement à ce même obstacle : le manque d’argent. Il n’y a pas d’argent pour décorer les écoles primaires de Paris, il n’y en a pas davantage pour décorer les murs des lycées.
Et pourtant la Ville achète, pourtant l’État dispose de crédits pour encourager l’art. Il ne s’ouvre pas d’exposition particulière sans que la direction des Beaux-Arts ne donne sa souscription : par vingt francs, par cent francs, en ouvrages insignifiants, secondaires, s’émiette, s’annule l’effort de l’État. Au Salon même, regardez les œuvres qu’il achète : les meilleures sont des morceaux de musée. Ils iront encombrer les musées de Paris ou de province déjà débordés. Ils s’entasseront dans les magasins et les greniers.
L’État commande : il commande à des sculpteurs. Silène surpris par des bergers, une bacchante, un faune, une nymphe. Sujets nouveaux ! Sujets passionnants ! Ils ont inspiré, ils inspireront encore des chefs-d’œuvre ; ils sont inépuisables, je ne le nie pas. Ne pourrait-on pas, cependant, imaginer autre chose comme manifestation de l’art public ?
Ainsi, dans le domaine intellectuel comme dans le monde industriel, notre société offre le spectacle de la production anarchique. Des artistes multiplient, au hasard, des objets sans destination, tandis que les murs à couvrir, les édifices à embellir, les instruments de la vie usuelle restent abandonnés.
Un souffle généreux, une pensée sociale n’animent pas le plus grand nombre des tableaux et des marbres. Sans passion, sans compréhension, les artistes sont des rhéteurs et des rhéteurs isolés et, parmi cette dispersion dissolvante, l’État manque à la tâche qu’il pourrait assumer.
Telles sont les réflexions générales qu’inspire à un socialiste la vue des Salons ; j’essaierai de les confirmer ou de les corriger dans ce qu’elles ont d’excessif en examinant, demain, quelques-unes des œuvres exposées.