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Léon Rosenthal, militant, critique et historien d'art

Les Salons de 1910 (II), L’Humanité, « Chronique de l’art social », 15 mai 1910, p. 1-2.

La Peinture

À la Société des Artistes Français, les toiles s’entassent ; elles couvrent les murailles, accrochées, pêle-mêle de la cimaise au plafond, faute d’espace et aussi faute de goût, car aucun effort n’est fait pour grouper les talents sympathiques, aucune précaution n’est prise pour éviter les rapprochements fâcheux.

Le public n’en semble pas choqué. Le public est fort nombreux : l’après-midi, la foule se presse. Pour la bourgeoisie, c’est ici, dans ces salles de peinture, et non point à l’architecture, à la sculpture, ni dans les galeries de la Société rivale, que réside le Salon, institution traditionnelle, consacrée. Voir le Salon est un devoir, je dirais presque, un rite. On l’accomplit une fois par an, et, lorsque l’on s’est bousculé pendant deux ou trois heures, que l’on a essayé vainement d’apercevoir, à travers des attroupements compacts, les tableaux signalés à l’admiration par les journaux, on est satisfait, on est dans le mouvement, on a protégé l’art. La moyenne de ces visiteurs est étrangère absolument aux questions artistiques, presque tous sont incapables de comprendre un beau morceau de technique ; ils ne sont pas davantage sensibles aux idées.

La Société Nationale [des beaux-arts] offre des toiles moins nombreuses, présentées avec un souci d’harmonie. C’est un milieu de meilleur ton. Ici, même aux heures d’affluence, il n’y a jamais cohue. On y rencontre des artistes, des amateurs ; on y voit, surtout, des toilettes élégantes ou excentriques. Le goût y attire, ou le snobisme. Ces visiteurs raffinés comprennent ou affectent de comprendre la valeur d’un effort artistique : ils sont, comme leurs voisins plus simples du Salon, étrangers ou indifférents aux idées.

Ainsi, nul ne semble choqué par cette absence de préoccupations humaines ou sociales que je signalais.

Ce mal, l’ai-je exagéré ? Parcourons, si vous le voulez, les salles de la Société Nationale [des beaux-arts].

Et d’abord, il est bien entendu que je ne prétends proscrire ni la fantaisie, ni la poésie. Nous avons besoin de rêveurs et de poésie, d’être distraits par eux, pendant quelques instants, de nos misères et de nos luttes. Que M. Gaston La Touche poursuive ses variations brillantes ; sa destinée est de peindre des faunes, des cygnes, des jets d’eau et de nous éblouir par l’or des soleils couchants et des feuilles d’automne. M. Aman-Jean, poète mélancolique et doux, avait fait l’an dernier un chef-d’œuvre qui est conservé, pour notre joie, au musée des Arts décoratifs ; le pendant qu’il lui donne, cette année, est moins parfait, sans doute, mais d’une telle intensité de repos crépusculaire ! Que M. Ménard continue à évoquer les terres antiques qu’il aime ; que MM. Morisset ou Lebasque, l’un plus nuancé, l’autre plus vibrant,  s’amusent à des harmonies sonores ou délicates ! Tous ne sont pas faits pour l’idée et l’épopée et M. Henry Lerolle a plus d’ampleur quand il peint une étude sans prétention que lorsqu’il tente une composition ambitieuse.

Mais les poètes inspirés sont l’exception. Parfois des virtuoses survivent à leur rêve. M. Le Sidaner, qui sut nous toucher jadis en nous contant le charme des heures indécises, se promène en vain de Venise à Hamptoncourt ou à Paris sans retrouver pour animer sa technique toujours parfaite, l’émotion disparue.

Et puis, il y a la masse de ceux qui ne paraissent avoir rien à nous dire et, surtout, il y a ceux que l’on devine nés pour de grandes choses et qui se dérobent à leur mission. J’imagine que lorsque M. Jules Flandrin aura fini de constituer le langage fruste et puissant qu’il élabore, il cessera de voyager et nous donnera, au lieu de notes curieuses sur Florence ou Venise, des impressions profondément senties.

Je regrette de voir deux peintres puissants, MM. Simon et Cottet, se consumer en œuvres de pure facture. Sans doute, c’est un remarquable morceau que cette symphonie rouge et noire à laquelle sert de prétexte une cérémonie dans la cathédrale de Burgos ; mais M. Cottet, qui chanta la vie des marins bretons, perdrait-ils ses qualités de vision forte et de transcription caractéristique s’il cherchait, de nouveau, à s’adresser à notre âme et à notre cœur ?

Pourquoi faut-il qu’Eugène Carrière, ce maître si largement humain, ait, si vite, disparu ? Oublierons-nous ses leçons et ses exemples ? Je ne prétends pas, je le répète, qu’un méchant peintre ait subitement du talent parce qu’il peindra un sujet généreux, mais, à égalité de talent, j’affirme que l’artiste le mieux inspiré sera celui qui sera resté près de nous, se sera associé à notre vie, aura mis dans son œuvre la plus grande somme d’humanité.

Passons, si vous le voulez, dans les salles où exposent les Artistes Français et, puisque MM. Henri Martin et Ernest Laurent ne sont pas là pour nous dire comment un tempérament puissant ou une sensibilité délicate peuvent traduire la poésie des champs et des villes ou les grandes directions de la pensée, regardons ces ouvriers verriers que M. Adler nous montre sous la lumière fulgurante des fours, examinons cette sortie d’usine notée par M. Lagniart, contemplons cette scène rustique peinte par M. Bertram pour un monument public. Je ne discute pas le talent de ces artistes, je demande seulement si ce talent, faible ou remarquable, s’est mal appliqué ?

Notez qu’il ne s’agit ni de thèses ni de déclamations. Voici une petite toile peinte par un Irlandais, M. Forbes ; elle représente une scène d’éducation professionnelle dans un atelier. Le prétexte est très simple, l’exécution est discrète, il y règne un sérieux remarquable, une sorte de recueillement. C’est un modèle excellent de ce que l’on peut faire avec un sujet que l’on a profondément senti.

Par contre, ce qu’il faut éviter, ce qui entraîne trop souvent dans la caricature ou la banalité, c’est le sujet à thèse, c’est le tableau larmoyant. Une anecdote, un mélodrame ne sont pas meilleurs parce que les sujets en sont d’actualité. M. Jonas a, sans doute, un talent considérable, exubérant, à défaut de goût il a une grande puissance d’exécution matérielle, mais lorsqu’il nous représente, sous ce titre : un tyran, une foule qui vient de jeter à bas une statue équestre, j’hésite pour savoir s’il a voulu glorifier un geste révolutionnaire ou en narguer l’inanité. Le symbole est équivoque, l’œuvre sans signification, sans portée.

Les deux Sociétés sont peu hospitalières, elles s’ouvrent rarement aux talents jeunes, la Société Nationale [des beaux-arts] est plus fermée encore que sa rivale et c’est dans le Salon que l’on peut espérer quelque surprise ou quelque révélation.

Parmi les artistes dont le nom doit peu à peu grandir, il en est un qui a su trouver l’emploi d’un talent sobre et sérieux dans des sujets tout unis qu’il traite avec une discrétion fraîche, c’est M. Bédorez, qui peignit l’an dernier, un atelier de modistes, et, cette année, des blanchisseuses. Un autre, M. Jean Roque, a un talent d’une puissance incontestable, on peut lui prédire les destinées les plus hautes. Espérons qu’après le portrait qu’il expose aujourd’hui et auquel il a prêté une envergure extraordinaire, il saura s’attacher à rendre quelque belle scène de la vie contemporaine : il est fait pour célébrer notre temps ; s’il le veut, il sera le chantre du travail.

D’autres, comme M. Clovis Cazes, s’affranchiront, il faut le souhaiter, des fables mythologiques, et M. Gontier, dont nous suivons avec sympathie les recherches inquiètes, dégagera sa personnalité le jour où, cessant de peindre des poètes mourants ou des cyclopes, il ouvrira les yeux sur les hommes qui vivent et qui souffrent autour de lui.