code_galerie Chroniques de l"Humanité, Site Léon Rosenthal

 

 

Léon Rosenthal, militant, critique et historien d'art

Les Salons de 1910 (III), L’Humanité, « Chronique de l’art social », 17 mai 1910, p. 2.

La Société Nationale [des beaux-arts] accorde à la sculpture des emplacements dérisoires : un vestibule central où la lumière trop parcimonieuse tombe de trop haut, le pied de deux escaliers et un hall qui suinte l’ennui et que l’on n’a pas su ou que l’on n’a pas voulu aménager. Les œuvres les plus remarquables se dérobent à l’examen.

Quelques-unes cependant s’imposent : les deux torses dans lesquels Rodin a synthétisé deux aspects de la beauté féminine, le groupe pour le monument de Jean-Jacques Rousseau et la nymphe de Bartholomé, un tireur d’arc étrange et puissant de Bourdelle, et ce Sisyphede Desbois dont l’Humanité a déjà noté l’importance et expliqué la signification.

Quant aux œuvres de petite sculpture, même si elles sont signées de Dampt ou de Dejean, aux efforts accomplis par des novateurs, émules de Lucien Schnegg, disparu en pleine activité, il faut renoncer à les étudier. Quittons ces salles ingrates où se regrette l’absence de Baffier et de Troubetskoï, et passons aux Artistes Français.

Là, dans ce vaste jardin où les massifs d’arbustes mettent en valeur les plâtres, les bronzes et les marbres, nous apparaîtra cette vérité qui, depuis quelques années, s’impose chaque jour davantage à qui observe la supériorité de la statuaire présente sur la peinture.

Camarades, vous n’irez pas au Grand Palais pour vous poser dans les salons en connaisseurs, vous pouvez vous dispenser de visiter les galeries où sont exposés les tableaux, les trois quarts d’entre eux vous seraient indifférents ou peu intelligibles ; à les ignorer vous ne perdez pas grand-chose. Mais parcourez ces allées jalonnées de statues, vous en rencontrerez plus d’une dont vous comprendrez le langage. Quelques-unes ont l’air d’avoir été faites pour vous.

Non pas, certes, que la critique générale que j’ai dirigée contre l’ensemble des artistes, nos contemporains, ne trouve à s’appliquer ici. Trop d’artistes de talent s’obstinent à des thèmes désuets. Si M. Raoul Larche sait grouper autour d’un miroir d’eau des nymphes riantes et aimables, séduisantes de vie et de gaîté, pourquoi des maîtres sculpteurs comme M. Ducuing ou M. Labatut se contentent-ils de représenter une Druidesse ou le Lévite d’Ephraïm ? Le groupe décoratif de M. Laporte-Blairsy destiné au Capitole de Toulouse, la fontaine monumentale de M. Félix Charpentier sont vides de signification. On souffre de voir des blocs énormes de marbre fouillés  avec art mais dont aucune flamme ne jaillit. La vision antique de M. Terroir est morne et M. Louis Convers n’a su donner à l’Inspiration et à l’Harmonie des formes ni caractéristiques ni nouvelles.

Fort heureusement, tandis que ces maîtres s’enorgueillissent ou somnolent, un large mouvement se dessine et c’est ici un des lieux d’élection où, dans la cité présente, commence à s’annoncer la cité future.

Depuis le début du XIXe siècle, des génies généreux ont galvanisé la sculpture. Rude, David d’Angers, Barye, les premiers, Carpeaux ensuite, hier Constantin Meunier et Dalou, aujourd’hui Rodin, qui leur survit et poursuit leur œuvre, ont, parmi les sarcasmes impuissants et les attaques vaines, assigné à la statuaire pour mission non pas la traduction de la beauté formelle mais l’expression de la vie ; ils ont voulu aussi l’associer à la pensée de leur temps.

Leur effort commence à fructifier. Non seulement le maniement technique est, en moyenne, infiniment plus assuré chez les sculpteurs que chez les peintres, mais le souci de l’idée y apparaît bien plus vif. Pendant longtemps, « bête comme un sculpteur » a été un axiome irrévérencieux d’atelier ; l’injure a peut-être jadis été justifiée, elle ne porte plus aujourd’hui. D’ailleurs, les sculpteurs, quand ils abordent les œuvres de grande dimension, ne peuvent guère espérer d’autres clients que les municipalités ou l’État : ils sont obligés de calculer leurs effets en vue du plein air, promenades, places publiques ou de vastes monuments. Il ne leur est imposé d’être ni mesquins ni froids.

Même d’un programme officiel un artiste doué sait dégager une œuvre vivante. M. Gustave Michel, chargé d’élever le monument de Jules Ferry, n’a pas seulement fait preuve d’une science plastique éminente, il a, de la façon la plus expressive, la plus directement intelligible, la plus simple, symbolisé l’œuvre scolaire laïque que nous défendons aujourd’hui et que nous rêvons d’élargir. Le petit garçon bien propret dans sa blouse, bien portant, qui s’avance dans la vie sous la tutelle de la République protectrice, est-ce le fils de l’ouvrier ou du paysan d’aujourd’hui, saisi, dès le berceau, par la misère, condamné aux privations, dépourvu des soins les plus nécessaires ? N’est-ce pas plutôt l’enfant de demain, le pupille de la République socialiste ?

Un sculpteur d’une sensibilité délicate s’arrête devant un spectacle familier et, sous le ciseau de M. Fernand David, un jeune homme en redingote qui joue du violon devient l’image de la musique même.

Surtout nombreux sont ceux qui traduisent la vie paysanne. Ils le font sans fausse poésie, sans déclamation ; ils savent éviter, aussi, l’exagération caricaturale. M. Niclausse nous montre une brave paysanne briarde ; M. Nivet frise, avec une sobriété, une intelligence exquises le geste de la jeune fille qui coud. D’autres, comme M. Larrivé, cherchent à rendre l’aspect pittoresque d’un berger et d’un troupeau surpris par l’orage. M. Émile Guillaume campe, avec une ampleur épique, ce paysan qui pousse une brouette pleine à déborder de foin ; sa femme le suit, portant leur bébé dans ses bras : c’est un poème du travail et de la fécondité.

Les thèmes ruraux se rencontrent à chaque pas, au Salon ; ils menacent de toucher à la banalité ; mais invasion pour invasion, je préfère celle des vendangeurs, des moissonneurs et des bergers à celle des allégories et des nymphes.

Voici, enfin, les œuvres les plus périlleuses ; celles dans lesquelles l’artiste a essayé d’exprimer une grande pensée, religion, philosophie, politique ou histoire. Il n’y réussit pas toujours, même quand sa valeur est indiscutable. M. Alfred Boucher a voulu symboliser l’Aviation : il nous montre une jeune femme nue qui tient un bâton à ailettes. La figure est fort bien modelée, sans aucun doute, mais le symbole est inexistant ou mesquin. M. Boucher a été plus heureux en représentant Jeanne d’Arc. Il a sculpté une jeune paysanne, d’air héroïque et réfléchi. Il semble qu’elle attende sa mission non d’une inspiration supérieure, mais de sa propre volonté. Elle n’entend pas des voix, elle écoute son intelligence et son cœur ; c’est une Jeanne d’Arc laïque ou laïcisée.

Je ne sais si la maquette de monument à la Libre Pensée que présente M. Charles Maillard pourrait s’exécuter sans confusion ni surcharge, en grande dimension, mais j’en signale le dessein généreux et la riche conception.

On peut attendre beaucoup du monument à Camille Desmoulins dont M. Jean Boucher expose un fougueux fragment.

Faut-ils insister sur l’art heureux et sobre avec lequel M. Roger-Bloche a rendu cette idée subtile, l’émotion profonde que deux êtres qui s’aiment ont à se revoir ? Dirai-je la gravité et le recueillement de la figure dans laquelle M. Antonin Carlès a incarné la Patrie ?

M. Landowski a, d’une poésie sauvage, âpre, singulière et pressante, célébré un hymne païen à l’Aurore ; il a traduit d’une façon puissante, tourmentée, titanesque, l’hommage que nous devons aux génies inconnus qui ont travaillé pour l’humanité. Mais l’œuvre vers laquelle je veux vous conduire, celle devant laquelle nous nous arrêterons, le morceau qui domine toute l’exposition, c’est le monument mâle, héroïque et simple, que M. Bouchard a élevé aux victimes du dirigeable République. M. Bouchard a un talent puissant et généreux : il est né dans cette opulente et démocratique Bourgogne, terre de travail sain et de pensée libre ; même à Rome, il ne cherchait d’autre application à son art que la vie contemporaine. L’an dernier, il triomphait avec cet attelage de bœufs dont les dimensions gigantesques étaient soutenues par une conception épique. Il a accepté pour les aéronautes du République, une disposition traditionnelle : il les a représentés étendus, côte à côte, tous quatre, sur la dalle tumulaire. Seulement, par une innovation saisissante, cette pierre au lieu d’être horizontale est inclinée et les gisants ont l’air de se dresser devant nous. Les drapeaux dans lesquels Bouchard les a enveloppés, semblables au suaire dont Rude a drapé Godefroy Cavaignac, dissimulent les détails pittoresques mais mesquins des uniformes. Qu’importent les galons et les broderies ! Ils reposent, égaux dans l’héroïsme et dans la mort, et ne montrent que leur visage serein et mâle. Il n’est pas possible d’arriver avec moins d’effort à un effet plus saisissant. C’est de la grande, de la sublime sculpture, parfaite pour les yeux, émouvante à nos cœurs.