code_galerie Chroniques de l"Humanité, Site Léon Rosenthal

 

 

Léon Rosenthal, militant, critique et historien d'art

Le Salon des Indépendants, L’Humanité, « Chronique de l’art social », 25 avril 1911, p. 2.

À la Société Nationale [des beaux-arts], nous avons vu des œuvres brillantes d’artistes éminents : pourtant l’impression qui se dégageait de cet ensemble de choix, était un sentiment de stagnation. On respirait un air confiné dans ces salles où, les années précédentes, sur les mêmes panneaux, les mêmes artistes avaient exposé des morceaux semblables. À peine, en quelques coins, quelques toiles imprévues nous laissaient-elles deviner que l’art n’était pas figé dans les formules définitives et qu’il continuait à évoluer.

Aux Indépendants, dès les premiers pas, on a une sensation  de libération, on sent que l’on est dans la vie, parmi les choses qui se créent, dans une atmosphère de jeunesse, d’enthousiasme et d’effort. Le Salon des Indépendants est une magnifique manifestation.

Sans doute, je le sais, on trouve ici des choses informes, des exercices puérils, des copies à peine déguisées, des pastiches misérables. Il y a encore des blagues d’atelier, des excentricités inquiétantes et les provocations de quelques « épateurs » avides de réclame quand même, mais moins nombreux d’ailleurs qu’on ne le croit.

Mais songez que les portes, ici, sont  absolument ouvertes, que n’importe qui peut y envoyer n’importe quoi, que le seul rôle du comité est d’accrocher tout ce qui se présente et que le règlement oblige à offrir à tout exposant une présentation équivalente. Le miracle, miracle véritable, n’est-il pas que parmi les inévitables scories, il y ait tant de bonnes volontés, tant de travail accumulé, tant de morceaux intéressants, tant de pages valables ?

C’est ici que se prépare l’art de demain. Des esprits hardis, inquiets, désorientés, essayent de créer un langage nouveau pour exprimer des conceptions ou une sensibilité que les formes actuelles traduisent mal. S’ils balbutient, s’ils trébuchent, s’ils succombent en cette tentative, peu importe, leur effort n’aura pas été inutile : d’autres profiteront de leur erreur ; à travers les tâtonnements apparaîtront les suggestions dont s’emparera quelque artiste de génie. C’est en ces salles que l’avenir se cherche : nous sommes dans un laboratoire.

En ai-je dit assez pour montrer que le rire est ici messéant, qu’il faut aborder ces salles avec sympathie, avec le désir de tendre la main à des travailleurs ? Nul n’a le droit de hausser les épaules et, nous autres socialistes, qui savons que, dans les rêveries les plus confuses il peut y avoir des germes précieux, nous qui respectons les visionnaires et les précurseurs, nous devons aller vers les Indépendants d’un esprit fraternel.

D’ailleurs, il y a dans ces salles des artistes qui ont un nom, qui sont accueillis à l’heure actuelle, à bras ouverts, dans les Salons officiels. Ils n’oublient pas qu’ils ont fait, aux Indépendants, leurs premières armes. Ils ne renient pas leurs origines, soutiennent de leur présence leurs camarades plus jeunes ou moins heureux ; il faut les féliciter de leur solidarité.

Et maintenant, est-ce possible de dire, d’après les œuvres qui nous sont proposées, dans quel sens se dessine l’évolution artistique ? Tâche malaisée, car il y a des efforts contradictoires et chacun, selon son tempérament, selon son pays – la plupart des nations du monde sont représentées – s’oriente différemment. Quelques-uns continuent la tradition impressionniste, soit qu’ils poussent la division des tons à ses conséquences extrêmes, comme le faisait Cross et comme le font Signac et Mlle Lucie Cousturier, soit qu’ils essayent de transporter en France la méthode italienne des divisionnistes, ainsi que MM. Laforêt et Cariot. Malgré ce groupe fort intéressant, il semble que l’impressionnisme ait épuisé sa vitalité et certains de ses adeptes paraissent, comme M. Lebasque, prêts à s’en détacher.

D’autres ont fait passer au second plan la question technique et cherchent surtout à exprimer une impression délicate : ce sont des poètes, des essayistes ; ils touchent parfois, comme M. Laprade, par la qualité de leur sensibilité ; mais il y a toujours quelque chose d’imparfait dans leur exécution et ils ne sauraient faire école.

Le plus grand nombre cherche des moyens simplifiés ou synthétiques d’expression. Ils le font par les voies les plus diverses ; quelques-uns réduisent leur notation à quelques taches intenses, tels MM. Van Dongen et Henri Matisse ; d’autres étudient surtout l’équilibre des lignes dans lesquelles peuvent se résumer les corps humains ou les paysages. Néo-classiques, peut-être, à coup sûr décorateurs, ils évoluent vers le développement de la peinture monumentale.

Tout entiers à ces recherches, les jeunes artistes ne songent guère qu’à leurs crayons et à leur palette et se préoccupent peu de la signification des objets qu’ils traduisent. Ma sympathie pour eux ne va pas jusqu’à me consoler de cette indifférence, mais je leur fais crédit. J’espère que, lorsqu’ils se seront constitués un style libéré et personnel, ils s’ouvriront aux idées, aux sentiments, aux labeurs humains.

Tant d’énergie ne peut pas se dépenser uniquement pour résoudre des problèmes techniques ! Il viendra un jour où ils penseront à nous. Pour dire le fond de ma pensée, je regrette qu’ils ne le fassent déjà ; ils trouveraient, peut-être plus vite, les solutions vers lesquelles ils s’acheminent s’ils écoutaient davantage la chanson douloureuse et bienfaisante de l’humanité qui peine, travaille et espère autour de leurs ateliers clos.