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Léon Rosenthal, militant, critique et historien d'art
Des salles mornes, des tableaux pressés les uns contre les autres, accrochées au hasard comme chez un marchand qui n’aurait pas fait effort pour séduire la clientèle, une impression d’ennui, de lassitude, de redites insipides, de vide, voilà les souvenirs que laisse une première visite dans les salles de peinture de ce solennel et officiel Salon [des Artistes français]. Pour un peu, on se croirait dans le château de la Belle au bois dormant. Est-ce hier, est-ce depuis dix, depuis vingt, depuis cinquante ans qu’ont été achevées ces toiles honnêtes où rien ne vibre, où un métier pauvre et correct s’évertue ? Pourtant, au milieu de cette stagnation, à côté des maîtres officiels qui s’effondrent, comme M. Cormon, dans un regrettable projet de plafond pour le Petit Palais, à côté des images fardées de M. Paul Gervais, près de maîtres véritables vieillis sans faiblir, jeunes par la sûreté de leur vision, comme Harpignies ou par la fraîcheur de l’émotion comme Pointelin, je devine, dans cette cohue massive, somnolente ou endormie, les signes d’une lente, très lente évolution.
L’éclat métallique, le coloris de porcelaine, la précision factice des détails, s’étalent certainement moins qu’il y a quelques années. Les toiles à grand orchestre sont plus rares ; les compositions dites historiques, les anecdotes à prétention spirituelle ou sentimentale, encombrent moins les murailles. La moyenne des œuvres exposées ne présente pas plus de qualités que par le passé, mais le mauvais goût s’est fait plus discret. On ne peint pas encore, mais on soupçonne qu’il y a un art de la peinture.
Laissons en paix ces braves gens, ennuyeux et appliqués, auxquels j’aime à prêter des velléités involontaires de réveil, et attachons-nous aux talents actifs, à ceux qui luttent et qui cherchent. Il en est quelques-uns ici, beaucoup moins nombreux qu’aux Indépendants, mais beaucoup moins rares qu’à la Société Nationale [des beaux-arts]. Ce Salon vénérable ouvre, non sans libéralisme, ses portes : il reçoit les inconnus et les jeunes ; il est vrai qu’il les place souvent mal : il est vrai qu’il les place souvent mal : ils sont en pénitence, loin des cimaises, très haut perchés ; mais enfin, ils sont là et quelques-uns ont déjà joué des coudes et se sont glissés au premier rang.
Beaucoup d’études de nu, avec le désir d’exprimer une sensation directe : M. Carrera et Mlle Rondenay se sont rencontrés dans un même thème : des figures nues de femmes sous un soleil éclatant, près d’une mer d’un bleu profond. L’œuvre de M. Carrera, virtuose inégal avec de singulières lacunes, exprime, peut-être, plus de recherches, mais n’a pas l’envergure brillante de la toile de Mlle Rondenay. Des études d’Orient colorées ou délicates, comme celles de Mlle Morstadt ; de rares recherches de pure facture, telle La Toilette d’un nouveau venu, M. Lièvre.
Des compositions mythologiques devant lesquelles je passe lorsqu’elles sont froides et compassées, qui m’irritent lorsque j’y vois dépensée une vitalité qui pourrait s’appliquer à une grande inspiration moins factice. Devant la grande machine où M. Aubry, prix de Rome de 1907, a mis aux prises des Lapithes et des Centaures, je ne puis m’empêcher de penser que sa verve lourde mais ample aurait trouvé plus près de nous des sujets plus vraiment épiques. J’espère de M. Loys Prat s’il veut bien renoncer aux bacchanales et j’attends le moment où M. Clovis Cazes s’arrachera aux charmes énervants de la mythologie. Je continue à voir en M. Gontier un artiste supérieurement doué et déplore qu’il n’ait pas encore dégagé sa voie.
J’ai hâte d’arriver aux peintres qui sont de notre temps. Je me remercie les portraitistes de me révéler tant de choses dans la physionomie de mes contemporains. Portraits brillants de Mlle Dufau, effigies exactes de M. Jonas, probes de M. de Winter, aiguës et vivantes de M. Vogel, tous témoignent, par leurs divergences mêmes, des ressources infinies de cet art. J’aime la page discrète et intime qu’a signée M. Bédorez, et m’arrête devant ce groupe de fillettes où M. Mathurin s’apparente à Ernest Laurent et à Fantin-Latour. Je voudrais discuter la tentative de groupement de M. Buzon et note les images peintes avec une sincérité visible par des artistes dont le nom est encore peu connu, MM. Devoux, Darrieux, Paul Dubois, Vissière, Mlle Brunot et surtout Mlle Blanche Camus, qui a envoyé deux portraits d’une facture fraîche, délicate et neuve.
Faut-il, à présent, insister sur une opinion que j’aime à répéter et montrer, par des exemples décisifs, que l’étude de la vie présente offre un aliment aux talents les plus divers, les fortifie et les élargit ? Voici la Mise au pilon, de M. Grau, le Chantier, de M. Victor Tardieu ; M. Adler chante la gaîté triste d’un printemps sur les boulevards extérieurs –j’avais plus de sympathie pour son talent quand il était plus âpre, pourtant la page actuelle est encore la bienvenue. M. Jules Pagès profile, sur le quai Bourbon, une femme du peuple et son enfant et peint ce sujet humble avec une sûreté, un soin et un bonheur rares. M. Jamais s’arrête devant un hospice.
Dans ces morceaux, point de déclamation, point d’anecdote : rien d’emphatique ou de mesquin. La vie journalière, la peine de l’homme ont leur grandeur qui suffisent au talent le plus puissant. M. Jean Roque a représenté près d’un port des barques de pêcheurs, quelques-unes sont déjà arrimées, une autre rentre lentement sous l’effort las du marin qui godille. La mer, les barques, le quai s’opposent et s’accordent, ainsi que les figures mêmes des pêcheurs, en taches véhémentes, et une sorte de recueillement enveloppe la scène dorée sous le soleil du soir.