code_galerie Chroniques de l"Humanité, Site Léon Rosenthal

 

 

Léon Rosenthal, militant, critique et historien d'art

Le Salon des Indépendants, L’Humanité, « Chronique de l’art social », 7 avril 1912, p. 3.

C’est, tous les ans, avec une surprise et une joie nouvelles que je visite le [Salon des] Indépendants. Que de bonnes volontés, que de talents, que de réalisations mêmes. Voilà une exposition où l’on reçoit qui se propose et le résultat de cette liberté sans limite n’est ni choquant, ni monstrueux ! Bien plus, grâce à l’habileté des organisateurs, ce chaos s’ordonne, les œuvres venues des quatre coins de l’univers se classent par affinités et donnent l’impression d’ensembles volontairement conçus !

J’entends, il y a parmi les exposants quelques esprits maladifs, hantés de visions ou de chimères, des neurasthéniques et des détraqués. Mais ce qui serait plus surprenant serait de n’en pas rencontrer, et, notez-le bien, leur nombre est infime. Le nombre même des farceurs à froid, des mystificateurs, moins intéressants, à coup sûr, que les névrosés, est minime. Il est vrai, par contre, qu’il y a une infinité d’œuvres enfantines, médiocres, incorrectes et banales. Mais, en est-il une seule dont on puisse affirmer qu’elle ne recèle aucune parcelle d’art ? Ceux qui les ont exécutées n’ont-ils point ressenti des émotions vraiment esthétiques ? Ils ont tort, dites-vous, de s’exhiber. Pourquoi ? Laissez-moi plaider, un instant, leur cause.

Ils sont là de toute classe sociale, de tout âge, hommes et femmes, que travaille le démon de l’art. Au sortir de l’atelier ou du bureau, entre deux visites, le dimanche, si la semaine est trop chargée, ils courent à leurs pinceaux, ils éprouvent à faire leurs tableaux dérisoires, des joies pures et profondes. Croyez-vous, quand ils les présentent, parmi des milliers d’autres, qu’ils le fassent, par vanité ? Ils ont pu penser, peut-être, la première fois qu’ils ont affronté le public, que ce public s’intéresserait à eux ; ils ont été vite détrompés ; ils continuent pourtant à se mêler à la foule des exposants quasi anonymes. C’est une façon, pour eux, de s’encourager au travail, de se donner une récompense. Ne leur marchandez pas votre sympathie, épargnez-leur vos sarcasmes. Ce sont peut-être de mauvais peintres, tenez pour assuré que ce sont des braves gens.

À côté de ces bonnes volontés impuissantes, combien de pages où se marque une trace de talent. C’est là, assurément, le prodige, que tant de gens, qui ne sont pas artistes de profession, aient une vision si délicate ou si forte, et soient capable de communiquer une partie de leurs impressions.

Libre à une critique sans indulgence de relever les erreurs, les lacunes, les barbarismes. Pour moi, je sympathise avec la page ébauchée, j’écarte le développement défectueux et je prends plaisir à la confidence qui m’est faite, même si elle reste incomplète.

Enfin, il y a aux Indépendants une pléiade de véritables, de remarquables artistes. Quelques-uns d’entre eux sont déjà connus et n’abandonnent pas le champ où ils ont fait leurs premières armes, d’autres imposeront leur nom. Ce qui les caractérise tous, c’est de préférer à l’achèvement facile de morceaux conçus selon des formules codifiées, l’effort incertain pour ouvrir l’art, surtout la peinture, car les peintres dominent ici, des voies nouvelles.

Leurs tentatives sont si multiples qu’on chercherait vainement à les compter ou même à les classer. Les uns, avec M. Signac ou Mme Lucie Cousturier – je cite quelques noms parmi des milliers et m’excuse auprès de ceux que j’omets sans les méconnaître –, les uns, dis-je, cherchent à tirer les dernières conséquences du mouvement impressionniste et à arriver, par la décomposition des tons, à la parfaite lumière. Les autres, par des procédés différents et plus synthétiques, visent, tels MM. Picart-Ledoux, Urbain, Carrera ou Batigne, à donner une impression intense. D’autres font prédominer les nuances claires, peignent en blanc, comme M. et Mme Oberteuffer, MM. Harrison, Atherton, Smith, Mme Boyd. D’aucuns cherchent les harmonies chaudes et sourdes comme Mme Galtier-Boissière. La nuance séduit M. Renaudot. Il en est qui tirent un singulier parti de tons sales, tels MM. Danenberg ou Stettler. Il en est qui essayent de faire prédominer des ordonnances, de retrouver le sens classique, tels M. Kern et surtout M. Déziré, qui affirme une fois de plus un talent exquis, tout de mesure.

À chaque salle, des natures mortes curieuses, des fleurs traduites avec originalité. Notez encore la part des femmes en ce Salon tout féministe et joignez à ceux que j’ai déjà cités les noms de Mlles Bing, Hesse, Karpelès, Dujardin-Beaumetz, Tookee, Mmes Ilma Graf, Dejean. Je voudrais pouvoir toutes les nommer avec le tribut d’éloges qui leur est dû.

Vous me direz que j’ai oublié les cubistes. Eh bien ! dussé-je faire tomber sur moi toutes les foudres qui ont frappé les critiques rétrogrades d’antan, j’avoue, à ma honte, que je ne compris rien à leurs toiles. Je les crois sérieux, car on ne se livrerait pas, par plaisanterie, aux labeurs qu’ils imposent. Il y a certainement quelque chose de juste dans leur prétention de réagir contre des images inconsistantes en faveur d’une peinture solide, loyalement construite. Il y avait aussi du vrai dans le manifeste des futuristes. Mais j’affirme qu’au point où ils en sont, leurs travaux ne peuvent intéresser que leurs confrères, que le public n’a qu’à leur accorder crédit et que, à supposer même qu’ils arrivent jamais à un résultat heureux, il n’y a, à l’heure actuelle, dans ce qu’ils présentent, aucune réalisation.

Mon devoir de socialiste est de réclamer pour eux la liberté de se livrer aux recherches qui les séduisent et de produire leurs essais s’ils en ont envie, mais je ne suis pas tenu à les admirer. J’ajoute, comme socialiste et comme ami des arts, qu’à mon sens, ils font fausse route, parce qu’ils cherchent le nouveau dans de pures questions techniques, au lieu de se préoccuper du contenu qu’ils pourraient donner à leur forme.

Et ici je ne les prends pas seuls à partie, je m’adresse à tous ceux dont j’ai parlé tout à l’heure, en tant qu’ils sont hypnotisés par des problèmes techniques. Je l’ai déjà dit souvent et je le répéterai sans défaillance. Nous vivons dans un temps où l’artiste ne peut s’isoler de la société, où il ne lui est pas permis de rester un pur virtuose. Trop de passions agitent notre existence, trop de luttes nous assaillent, notre vie est trop pleine pour qu’il soit permis à celui qui dispose d’une force, de s’abstraire de ses contemporains. L’art pour l’art est une nécessité des époques de servitude. Ceux qui veulent édifier la liberté exigent de l’art qu’il soit humain.

Regardez, en ce Salon même : les rares artistes qui n’ont pas simplement exposé un morceau de facture, en sont-ils diminués ? Tarkhoff, qui a exalté la maternité, notre ami Luce qui a montré un chantier de construction, ont-ils, pour cela, défailli au point de vue technique ?

Artistes, ne désertez pas la Cité. Vous servirez la cause de l’Art, en travaillant pour nous.