code_galerie Chroniques de l"Humanité, Site Léon Rosenthal

 

 

Léon Rosenthal, militant, critique et historien d'art

La Salon de « la Nationale », L’Humanité, « Chronique de l’art social », 13 avril 1912, p. 3.

Les efforts tumultueux, les convulsions par lesquels de jeunes artistes préparent l’art de demain, tout ce mouvement généreux, chaotique et vivant qui se manifeste aux Indépendants, nous en chercherions vainement le témoignage ici. C’est à peine si quelques toiles placées dans des coins obscurs, dans des galeries où la foule ne pénètre pas volontiers, attestent que l’art n’est pas figé dans quelques formules, nouvelles il y a vingt ans, aujourd’hui vieillies ou surannées. Malgré les avertissements qui lui sont prodigués de toutes parts, la Société Nationale [des beaux-arts] se refuse à évoluer. Les mêmes maîtres exposent, aux mêmes places, les mêmes ouvrages et parfois on a l’impression, dans certaines salles, que l’on rêve et qu’un songe vous ramène à l’année dernière ou à plusieurs années passées.

Pourtant, deux contributions exceptionnelles, celles de MM. Maurice Denis et Zuloaga, quelques envois de premier ordre, l’importance des participations étrangères, imposent ce Salon à l’attention. Surtout un fait y est sensible, qui doit nous réjouir comme socialistes, c’est une tendance générale à la peinture monumentale ou décorative, phénomène essentiel auquel je consacrerai je premier article.

La cité que nous cherchons à édifier ne sera pas, comme le répètent volontiers nos adversaires, une caserne. Les habitations ne seront pas des cellules. Nous ne rêvons pas de détruire les objets d’art qui embellissent la demeure des riches. Nous voulons, au contraire, que des manifestations de la beauté pénètrent dans tous les intérieurs et nous espérons que tous les cerveaux seront éclairés, que tous les cœurs seront rendus sensibles pour que l’art vienne présider à la vie intime de chacun et ajoute l’harmonie idéale à l’harmonie sociale que nous prétendons instaurer.

Henri Heine réclamait des petits pois pour tout le monde. Nous demandons des petits pois et de belles images, des beaux meubles, des tentures agréables à l’œil. L’artiste ne doit pas redouter l’avènement de la cité future. Son rôle y sera décuplé.

Mais, avant tout, nous l’inviterons à travailler pour la collectivité. Nous réclamerons pour les édifices où s’accomplira la vie sociale, pour les écoles, pour les palais du peuple, pour les lieux aussi de travail, la parure qui rendra les heures plus douces et qui élèvera les âmes.

Voilà pourquoi il nous plaît de voir, dès aujourd’hui, les artistes emportés par une impulsion qui les entraîne et préparés au rôle qu’ils auront à jouer demain.

L’œuvre capitale du Salon est une décoration peinte par M. Maurice Denis. Commandé pour la décoration d’un hôtel princier, cet ensemble de cinq panneaux, par la générosité, l’universalité de la conception serait à sa place dans tout palais public, dans tout temple. M. Maurice Denis a voulu donner des images de bonheur, et, sous le prétexte de l’âge d’or, il a montré des baigneuses qui se reposent sur une plage tandis que des cavaliers caracolent sur la grève ; des jeunes gens cueillent des fruits et des raisins, des bergers jouent de la flûte, un enfant boit à une source. Ce sont là des thèmes généraux, parfaitement simples, de ces banalités qui conviennent à la peinture monumentale et qu’un artiste de génie rend sublimes. Il y a dans la sensibilité de M. Denis une extraordinaire fraîcheur ; une ingénuité précieuse qui retrouve dans les spectacles de la nature leur charme et leur grandeur. L’artiste, d’ailleurs, est fait pour les grandes choses. S’il paraît, parfois, mal à son aise, dans les tableaux de chevalet, il est ici en pleine possession de ses moyens et ces moyens sont tout personnels. Tout lui appartient, le dessin, la conception de la couleur, son métier à la fois très simplifié et très raffiné.

Le panneau que M. Aman-Jean a peint pour une salle de la Sorbonne une sorte de majesté silencieuse où les qualités subtiles de l’artiste, sans s’évanouir, se sont subordonnées à ce souci d’unité qui est la première nécessité de la peinture monumentale.

Comme M. Denis et M. Aman-Jean, M. Auburtin cherche dans ses idylles maritimes et champêtres à donner une impression de sérénité, mais, chez lui le métier est moins personnel. Ses panneaux, originaux d’intention sont traduits avec une réelle maîtrise, selon des formules issues de Puvis de Chavannes. Le souvenir de Puvis de Chavannes accable M. Osbert, embarrasse M. Gsell Mury. Il y a plus de velléités d’originalités dans l’Enlèvement de M. Chopard.

D’autres décorateurs visent à donner aux murailles la parure la plus riche et la plus somptueuse. Un peintre espagnol, M. Sert, dans un plafond ambitieux et confus, invoque le XVIIIe siècle. M. Caro-Delvaille, pour un hôtel de l’Amérique du Sud, groupe des personnages mythologiques parmi des fleurs, des fruits, sans arriver, malgré des qualités certaines, au style qu’il cherche. M. La Touche fut souvent plus heureux dans ses fantaisies dorées. M. Lévy-Dhurmer s’évanouit en des déliquescences. Dans une toile dont le point de départ est mesquin mais dont l’exécution très enveloppée et chaude indique des instincts de décorateur, M. Deluermoz rappelle le parti que l’art monumental peut tirer des animaux et surtout des fauves, et M. Jouve le confirme avec sa panthère noire qui ferait une merveilleuse mosaïque. La mieux venue, parmi les œuvres décoratives où l’artiste a tendu à donner la caresse des couleurs, c’est la Splendeur de M. Prouvé, qui appellerait, certes, quelques réserves, mais qui est conçue et développée avec une science généreuse et certaine où se reconnaît l’inspirateur de la noble École de Nancy.

Les œuvres nous appellent particulièrement où le décorateur a voulu faire directement œuvre humaine. De telles pages sont peu nombreuses. Parfois, il y a disparate entre l’exécution et le motif ; ainsi, le paysage d’usine de M. Gillot, grand d’intention, mais peint sans largeur. La ribambelle d’enfants hollandais en fête, que M. Hanicotte fait grouiller d’un pinceau alerte et clair, ferait de la joie permanente dans une salle d’école. Le morceau le plus capable de nous toucher serait l’Accident de M. Chapuy, si l’artiste, excellent dessinateur et coloriste délicat, avait parfaitement résisté à la tendance qui l’entraîne à la caractérisation outrée et à la caricature. Sur une berge morne, par un temps gris lugubre, deux dockers portent un camarade évanoui. La conception est très simple, il s’en faut de très peu que l’exécution, par sa simplicité, par sa grandeur nue, ne soit satisfaisante de tous points. En étudiant de nouveau les physionomies de ses personnages d’une conception vraiment trop rudimentaire, M. Chapuy aurait donné à cette page toute la grandeur que peut offrir un drame banal de la vie tragique des travailleurs.