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Léon Rosenthal, militant, critique et historien d'art
En 1851, au moment même où les industriels d’art français s’applaudissaient de leur triomphe et s’imaginaient être invincibles, l’Angleterre et l’Allemagne, chacune avec son esprit et ses méthodes, mais toutes les deux avec une semblable persévérance, s’apprêtaient à lutter contre nous. Le comte de Laborde signala ces efforts, il en prédit le progrès et le succès. Avec une perspicacité presque géniale, il dénonça sous notre puissance apparente des causes de faiblesse dont nos voisins devaient bénéficier, mit le doigt sur le mal, indiqua les remèdes, traça un vaste plan de réorganisation artistique et économique.
La France, Laborde le faisait remarquer, devait sa réputation à une longue et glorieuse tradition. Depuis le XVIIe siècle, son goût avait prévalu dans le monde, les styles de l’Europe avaient été le reflet des styles français. Mais depuis les premières années du XIXe siècle, le génie de nos artistes industriels semblait frappé de stérilité. Après le style impérial, aucune conception nouvelle originale ne s’était proposée ; les industriels, pris d’une rage d’imitation et de pastiche, s’étaient consacrés à la copie des styles anciens. Le triomphe de Londres n’allait pas, en réalité, à notre goût moderne ; c’était un hommage indirect rendu aux ébénistes et aux orfèvres contemporains de Louis XV, de Louis XVI ou de Napoléon Ier. Mais le monde se lasserait peut-être, quelque jour, de ces répétitions indéfinies du passé et, si la France n’était pas en mesure de créer des formes inédites, c’est hors de France que se produiraient les foyers et le rayonnement de l’art. Il arriverait, peut-être aussi, que l’étranger, au lieu de nous demander des copies et des imitations, se mettrait à copier lui-même les vieux modèles. De toute façon, la France se verrait dépouillée de sa suprématie. Il était donc nécessaire de réagir contre un respect stérile et superstitieux ; c’est, seulement, par un effort de création perpétuel que notre génie soutiendrait sa réputation et son hégémonie.
Le temps écoulé donne à ces doléances le caractère d’une trop véridique prophétie. Les industriels ne tinrent aucun compte des avertissements du comte de Laborde. Ils n’écoutèrent pas davantage ceux qui, à propos des expositions successives, leur montrèrent le péril grandissant. En vain, Mérimée, Didron, Jules Simon, d’autres encore, répétèrent-ils le cri d’alarme. Un moment, on espéra à un renouveau : une pléiade d’artistes décorateurs se révéla à l’Exposition universelle de 1889 et l’on put croire, en 1900, que nous allions être dotés d’un style vraiment à nous. Mais immédiatement après, la routine reprenait son pouvoir. À l’heure actuelle, comme en 1851, le pastiche règne dans notre production, mais, aujourd’hui, les funestes conséquences prédites par Laborde se sont réalisées. Nous ne sommes plus les maîtres du marché du monde : peu à peu nous nous voyons évincés, nous sommes envahis sur notre territoire même. Ce n’est plus uniquement par des arguments logiques que l’on peut protester contre la manie du vieux, les chiffres et les statistiques ne montrent que trop éloquemment la nécessité d’une réaction énergique.
Les arguments logiques valent pourtant la peine qu’on s’y arrête. Jusqu’au dernier siècle, l’idée n’était jamais venue à personne, sauf le cas de nécessité, de s’habiller, de se meubler selon des modes passées. On conservait, comme des reliques, les bijoux ou les dentelles d’une aïeule, mais celui qui était assez aisé pour s’acheter un mobilier neuf reléguait au grenier le bahut et les fauteuils de son père et commandait des objets au goût du jour. Ce sont les générations issues de la Révolution qui se sont, les premières, avisées de vouloir vivre dans le décor où s’étaient développés leurs aïeux. C’est à l’époque où tout était en effervescence, où les formes politiques et sociales se transformaient sans cesse, où les idées étaient soumises à d’incessantes critiques, dans un âge de métamorphoses, d’agitation, de hardiesse, que l’on a érigées pour les industries de la vie l’immobilité du système.
Paradoxe inouï ; il est possible cependant d’expliquer au moins en partie cette aberration singulière. La cour et la noblesse qui, pendant des siècles, avaient présidé à l’évolution du goût, avaient été dépouillées par la Révolution de ce rôle. Leur action était atténuée et, d’ailleurs, désormais, elles étaient moins soucieuses de créer du nouveau que d’évoquer les souvenirs de leur passé. La bourgeoisie qui devint, à leur place, la classe dirigeante, était préparée, sans doute, à gouverner, mais elle était dépourvue d’éducation artistique, elle se défiait de ses lumières, et, incapable de discerner le beau par elle-même, elle crut plus sûr de s’en tenir aux formes consacrées par l’usage. Les bourgeois d’ailleurs imitaient le mieux qu’ils pouvaient la noblesse et tâchaient d’en copier les allures. La petite bourgeoisie se régla sur l’exemple des plus riches : employés, petits fonctionnaires, ouvriers emboîtèrent le pas. Depuis le salon du banquier jusqu’au logement étroit de l’artisan, ses chaises plus ou moins luxueuses s’ingénièrent également à rappeler les sièges de la cour de Louis XV.
Le merveilleux mouvement historique dont Augustin Thierry et Michelet furent les plus illustres représentants, en répandant la connaissance et l’intelligence du passé, contribua aussi, par malheur, à entretenir le goût du bric-à-brac et du pastiche. Les intérêts politiques et religieux, la littérature, l’art eurent une influence sensible.
Il convient d’ajouter, enfin, que les industriels trouvèrent leur compte dans un état de choses qui les dispensait de toute recherche, de toute expérience et leur permettait de fabriquer à coût sûr, sans renouvellement d’outillage. Le bénéfice qu’ils tiraient de la routine n’est pas une des moindres raisons de la stagnation persistante.
Ainsi le mal s’est empiré, généralisé au point que nous en avons presque perdu conscience. Pourtant, comme le dit parfaitement Roblin : « persister à se maintenir, dans le rôle des styles d’autrefois, c’est s’opposer à une loi que le bon sens, le bon goût et les faits historiques proclament. Pourquoi, lorsque tout évolue chez nous, les mœurs, les beaux-arts, la littérature, les aspects généraux des villes et des villages, et jusqu’à la coupe de nos vêtements, vouloir que le décor seul de nos façades et de notre mobilier demeure immobile ? C’est un non-sens esthétique, de promener nos vêtements sombres et nos vestons utilitaires parmi des meubles dont les formes, qui datent de Henri II, de Louis XIV ou de Louis XVI, ont été créées pour s’accorder avec un luxe vestimentaire d’une toute autre ligne et d’une toute autre forme ».
Il convient encore de l’ajouter. L’idée de s’affubler de la dépouille des morts, qui serait absurde à n’importe quelle époque, l’est particulièrement encore lorsque le XXe siècle demande ses formes aux âges de la monarchie. L’art était, jadis, au service d’une clientèle privilégiée, riche et restreinte, pour laquelle on fabriquait avec grand soin des objets en nombre réduit. Quelques centaines de familles vivaient dans le luxe ; le reste du pays luttait contre la misère. L’art de notre temps doit être au service de la démocratie : il s’adresse à une clientèle de plus en plus étendue et il n’accomplira sa mission parfaite que lorsqu’il s’adressera vraiment à tous. Son rôle n’est donc plus de parfaire quelques pièces admirables et coûteuses, mais de fournir à la nation tout entière les objets innombrables, beaux et de prix de revient modique, dont elle a besoin. Il doit suffire à la consommation totale.
En même temps, et par une évolution bien opportune, les conditions de la fabrication se sont transformées. Aux travaux exécutés à la main dans des ateliers familiaux s’est substituée la production par la machine dans des usines gigantesques. La production mécanique seule rendra possible la réalisation de l’idéal que j’ai, tout à l’heure, formulé : la beauté accessible à tous.
La logique, les conditions sociales et économiques condamnent donc également la manie archéologique qui, depuis un siècle, nous promène de la Renaissance à Louis XV, de Louis XIV à Napoléon et donne à nos demeures l’aspect de décors de théâtre ou de salles de musées.