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Léon Rosenthal, militant, critique et historien d'art
« Vous trouvez absurde l’usage actuel des styles anciens ; nous tenons ces mêmes styles comme perpétuellement admirables. L’étranger partage notre avis ; il nous les redemande sans cesse : le Canada en raffole, les Péruviens n’en veulent pas d’autres. Les styles répandent la gloire de la France, et, d’ailleurs, ils nous enrichissent. » Telle fut, à peu près, la réponse que les industriels ont opposée longtemps aux arguments que j’ai résumés dans mon précédent article.
Les résultats de leur obstination, nous pouvons les mesurer à présent.
De toutes les industries d’art, celle du meuble est, certainement, la plus importante, puisque toutes les autres ont une tendance à se régler sur elle. À ne consulter que les apparences, le meuble de style est toujours en vogue, et l’on sait le tapage qui a été mené autour de la dernière Exposition du mobilier. Pourtant, si nous interrogeons des gens compétents, ils nous diront, tout d’abord, qu’au point de vue technique, cette industrie est en décadence. « Depuis quarante ans, lit-on dans un rapport remarquable rédigé au nom des Sociétés d’art et dont Roblin a eu souvent à faire l’éloge, nous faisons commerce de toutes les richesses de notre mobilier national ; nous débitons des surmoulages des commodes, des tables et des fauteuils, des chenets et des pendules, des bronzes et des girandoles ; nous vendons des copies de toutes ces merveilles décoratives entassées par les dynasties royales dans leurs palais, que nous avons trouvés comme des greniers d’abondance. Ces répliques furent d’abord traitées en perfection, par l’emploi des mêmes moyens qui avaient servi à l’exécution des originaux. Les bronzes étaient alors fondus et ciselés. Aujourd’hui, ils sont reproduits par la galvanoplastie ! « Nos beaux modèles anciens sont galvaudés, vilipendés. »
Un travail de moins en moins soigné a rendu plus facile la concurrence du dehors. L’étranger s’est mis à copier lui-même nos modèles anciens. Il produit des copies aussi spécieuses que les nôtres et, retenez bien ceci, nous allons avoir bientôt à y insister, il les établit à meilleur compte parce que la main-d’œuvre est moins chère hors de France. À l’heure actuelle, le nord de l’Italie, l’Espagne, la Belgique fabriquent en grande quantité du Louis XV ou du Louis XVI.
Il y a plus. Vous achetez un meuble chez un fabricant parisien vous vous imaginez naturellement avoir un objet français. Rien n’est moins sûr. Dans la séance du 24 mars 1910 au Sénat, au cours d’une discussion sur le régime des douanes, il a été démontré qu’un grand nombre de fabricants, pour éviter de payer à nos ouvriers les prix de tarif, faisaient venir d’Espagne, d’Italie, de Belgique, les bois tout ouvrés, tout sculptés ils se contentent de les assembler et de les revendre comme produits français !
Ainsi le style est en décadence, nous subissons une redoutable concurrence étrangère, notre marché même n’a souvent plus de national que l’apparence. Mais le règne du style est fortement menacé : « Partout à l’étranger, écrivait à Roblin M. Kœchlin, président de la Société des amis du Louvre, vice-président de l’Union centrale des arts décoratifs, en Allemagne, en Autriche, en Italie, en Hollande, des efforts passionnés ont été faits par des artisans pour créer un style moderne et ils ont été secondés par les industriels qui ont engagé dans cette entreprise des capitaux considérables. Pour les faire fructifier, ils ont organisé de toutes parts une active propagande dans de nombreux voyages à l’étranger, j’ai pu m’apercevoir que nos imitations du style ancien sont battues en brèche et qu’elles perdent du terrain. Je crois que le moment n’est pas très éloigné où, sur la plupart des marchés le moderne sera presque exclusivement demandé. Qu’arrivera-t-il alors si non seulement nos concurrents sont arrivés à persuader les clients que nous ne fabriquons que des articles dorénavant démodés, et en effet si nous n’avons pas travaillé à nous renouveler ? Il arrivera que nous serons évincés de marchés qui ont été nôtres jusqu’ici et que des sommes énormes seront perdues pour notre industrie. »
Ainsi nous sommes menacés d’être évincés du marché mondial. Dès à présent, pour maints objets d’utilité ou de curiosité nous sommes, chez nous-mêmes, envahis. Roblin a relevé dans le rapport présenté par M. Gustave-Roger Sandoz, secrétaire général de la Société d’encouragement à l’art et à l’industrie, à propos de l’Exposition de Copenhague, cet important témoignage : « Regardez ces maisons étrangères qui viennent vous faire concurrence à Paris même, dans le meuble, l’orfèvrerie, les tissus, la céramique ; lisez dans les statistiques la diminution des exportations et l’augmentation des importations dans la bijouterie de fantaisie, la maroquinerie, la tabletterie, le mobilier, le papier teint. Combien d’achats nos grands magasins sont-ils obligés de faire au-delà des frontières : en Allemagne, services de table, vases, petite orfèvrerie, bijoux, cuivres, étains, verrerie, broderie, bimbeloterie ; en Autriche services de toilette, cristallerie, bois vernis, bibelots ; en Italie, ébénisterie, majolique ; et encore tissus et porcelaines d’Angleterre, broderies de Suisse, etc ».
« L’Angleterre, l’Allemagne, l’Italie, l’Autriche, la Hollande, la Belgique, les pays Scandinaves, ont leurs style modernes et dès à présent sont outillés pour leur exécution à bon marché. Bien plus, ils commencent à en importer de grandes quantités chez nous. On compte à Paris comme maisons étrangères de décoration exclusivement moderne : pour le meuble vingt maisons, pour l’orfèvrerie huit, pour les tissus dix, pour la céramique cinq ».
Voulez-vous d’autres chiffres ? D’après M. Maurice Faure (séance du 24 mars 1910 au Sénat), il a été importé en France 1.401.704 kilos de meubles étrangers en 1888 ; en 1906 ce chiffre s’est élevé à 2 millions 477.186 kilos et il a atteint en 1907 3.196.904 kilos. Pour les sièges en particulier, nous exportions pour 1.884.905 francs en 1892, nous n’exportons plus que 1.500.299 francs en 1908 ; par contre pendant la même période l’invasion étrangère a passé de 458.588 francs à 1.356.602 fr., c’est-à-dire qu’elle a triplé. Ce sont de tels faits qui permettent à l’auteur du rapport rédigé au nom des sociétés d’art de s’écrier : « Le Sedan commercial dont depuis de longues années nous sommes menacés n’est plus à craindre actuellement, c’est un fait accompli ».
Dans ce désastre le prolétariat, comme il arrive souvent, est la première victime. Les grosses maisons restent ouvertes, les ouvriers ne trouvent plus de travail. Au témoignage de M. le sénateur Genoux (séance du 10 mars 1910 au Sénat), il y avait à Paris, en 1884, 3.000 sculpteurs sur bois ; il en restait 1.500 en 1910. Il y avait 3.000 menuisiers en fauteuil en 1885 et seulement 300 en 1910. « 57 %des élèves sortant des écoles professionnelles sont obligés de renoncer à leur métier d’art ».
Le meuble, en effet, n’est pas seul atteint. Demandez à nos camarades du livre le tort que leur fait l’invasion de la librairie étrangère. Des maisons, anglaises, allemandes, établissent leurs filiales à Paris et éditent nos grands écrivains ! Des grandes maisons d’éditions françaises lancent des ouvrages qui ont été composés, imprimés à l’étranger. Voici une revue, la Nouvelle revue française, publication de haute tenue littéraire dont à d’autres moments je n’aurais parlé qu’avec éloges, elle s’imprime en Belgique, à Bruges. C’est un exemple, parmi d’autres.
N’avais-je pas raison de dire que nous avions un intérêt socialiste à dénoncer de tels faits et Roblin ne doit-il pas être félicité de son énergique intervention ?