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Léon Rosenthal, militant, critique et historien d'art
À l’aide du rapport de Roblin, j’ai montré le caractère et l’intensité de la crise qui sévit en France sur les arts appliqués à la vie. Née de la manie du pastiche et du renoncement à toute originalité, cette crise ne disparaîtra que lorsque nous aurons repris confiance en notre génie et que nous serons redevenus un peuple créateur. Alors, mais alors seulement, nous saurons reconquérir le marché du monde. Le comte de Laborde l’avait expliqué en 1856 et nous ne pouvons que répéter ce qu’il a dit.
Cherchons donc les moyens pour provoquer ou favoriser cette réaction si désirable. Une première, une importante tentative avait été faite en 1900 ; elle a échoué. Pour éviter un sort semblable, examinons quelles furent les causes de force et de faiblesse de ce mouvement. Les causes de force vinrent de l’enthousiasme, de l’ingéniosité, de la hardiesse de quelques artistes. S’ils se laissèrent parfois enivrer par leur imagination et si certaines de leurs œuvres touchaient au bizarre et prêtaient au ridicule, ils firent souvent preuve d’originalité et de goût : ils semèrent des idées qui mériteraient d’être développées. Dans leurs pires écarts mêmes, il y avait une part de vérité, suggestion possible pour leurs émules. En tout cas, ils jetaient leur gourme et, depuis lors, ils se sont assagis.
Les causes de cette faiblesse vinrent tout d’abord de l’indifférence, de l’ignorance, de la passivité du public. Mal préparés à comprendre et à apprécier la valeur des essais qui leur étaient offerts, les acheteurs écoutèrent des suggestions intéressées, ne suivirent pas les novateurs et continuèrent à chérir les modèles dont la banalité ne leur coûtait aucun effort. Les industriels, troublés dans leur routine, inquiétés dans leurs intérêts, menèrent le combat contre les aventuriers qui compromettaient leurs bénéfices.
Ainsi l’entreprise de régénération succomba, malgré les artistes, par la faute du public et surtout des industriels.
Ce souvenir doit, à l’heure présente, nous dicter notre tactique. Point n’est besoin de susciter des artistes. Les artistes sont prêts, nombreux, ingénieux ; ils attendent leur heure. Groupés dans plusieurs sociétés agissantes, nos décorateurs exposent dans les Salons annuels ; ils ont une exposition à eux qui se tient au Musée des arts décoratifs et offre un intérêt de premier ordre. Constructeurs de meubles, verriers, orfèvres, céramistes, nous possédons des maîtres admirables. Malheureusement, comme nous ne savons pas les employer, nous les contraignons à épuiser leur génie ou leur talent à fabriquer des pièces uniques, des objets curieux ou rares, nous les livrons au caprice des amateurs millionnaires, ou les abandonnons à leur propre fantaisie, alors qu’ils devraient concevoir, pour notre bien-être et notre joie à tous, les objets usuels de haute valeur artistique et de médiocre prix d’achat. Il nous faut donc, et c’est là le travail essentiel, créer un public qui ait besoin de beauté. La puissance de consommation des masses doit exciter et régler la production. Le jour où le bourgeois rejettera le meuble banal et prétentieux, le jour où le prolétaire saura, dans le bazar à quatre sous, éviter le clinquant et apprécier l’objet sobre et de forme rationnelle, nous serons sauvés. Pour en arriver là, il faut un énorme effort. Il est nécessaire qu’à tous les degrés, l’éducation nationale fasse une large place à cette source de richesse publique que l’art constitue chez nous. La réforme de l’enseignement du dessin, préconisée par M. Quénioux et appliquée sous sa direction dans les écoles primaires, sous la direction de M. Alfred Lenoir dans les lycées et collèges, jouera un rôle important dans cette ouvre ardue.
Souhaitons, avec Laborde, que tout le monde apprenne à dessiner, que des notions de goût, d’art et d’histoire soient distribuées à tous, selon les capacités de chacun.
En réformant les consommateurs, nous élèverons, du même coup, la mentalité des producteurs. Patrons sans éducation technique, commerçants sans initiative, ouvriers passifs, ont également besoin d’être instruits. On sent que je touche ici la grave question de la crise de l’apprentissage. Je ne veux pas m’y engager et me contenterai de répéter le vœu formulé, il y a un demi-siècle, par Laborde, qui demandait que « le dernier ouvrier, celui qui dégrossit la matière à la première opération, eût déjà le sentiment de ce qu’elle deviendrait et lui apportât son concours intelligent dans sa petite participation à l’accomplissement de l’œuvre entière ».
Un public métamorphosé pèserait d’une force irrésistible sur les industriels. Attendrons-nous ce moment, lointain encore peut-être ? Ce serait oublier que, dès à présent, il y a hors de France des clients prêts pour une industrie régénérée, ce serait aussi ignorer que si le consommateur influe sur la production, le producteur, à son tour, agit sur le public. Roblin a fort bien montré que les grands magasins avaient une puissance qui, en bien des cas, leur permettait de tenir tête à la clientèle ou de la régenter. Il est donc nécessaire d’agir sur les industriels et c’est là qu’intervient la nécessité d’une Exposition.
« Par l’émulation qu’elle provoque, par le déploiement d’énergie qu’elle commande, une exposition seule peut surexciter les activités et leur imprimer l’élan salutaire », écrivait en 1909, M. Roger Marx, dans un article essentiel où il prenait l’initiative du projet que Roblin est venu défendre au Parlement. Déjà l’Italie, à trois reprises, à Turin en 1902, à Milan en 1906, à Rome en 1911, a devancé la France, pour le plus grand profit de son essor industriel. Les efforts de l’Allemagne, signalés par la participation des artistes de Munich au Salon d’Automne de l’année dernière, montrent quelle source d’émulation sera un concours international ouvert à Paris entre les nations rivales. Ce sera pour nos industriels une question vitale d’y participer et d’y demeurer vainqueurs.
Roblin étudie le plan et les modalités de cette Exposition qui doit être réservée à l’art moderne à l’exclusion de toute imitation d’un passé que nous voulons désormais admirer comme un fait historique glorieux et périmé. Nous ne le suivrons pas dans cette analyse. Il se préoccupe de défendre l’exposition future contre les efforts intéressés à la détourner de son objet et, pour le protéger contre la routine de certains artistes et administrateurs, il veut que la direction en soit enlevée à l’administration des Beaux-Arts et confiée au ministère du Commerce. J’ai peur que de ce côté aussi il y ait des embûches à redouter. L’essentiel d’ailleurs est que les volontés agissantes se groupent dans un comité actif et résolu, que le commissaire général de l’Exposition future ne soit pas choisi parmi les politiciens, mais soit un homme compétent, de haute culture, d’intelligence lucide et de grande énergie, que ce commissaire soit bien secondé. Avant tout, il importe que l’opinion publique avertie ne tolère aucun écart, aucune négligence. Nos élus, les organisations syndicales sauront, j’en suis sûr, seconder Roblin dans l’œuvre féconde à laquelle il travaille d’une façon si décisive, œuvre dont je suis heureux d’avoir signalé l’importance générale et socialiste aux lecteurs de l’Humanité.