code_galerie Chroniques de l"Humanité, Site Léon Rosenthal

 

 

Léon Rosenthal, militant, critique et historien d'art

L’Art social d’après un livre récent, L’Humanité, « L’Actualité artistique », 11 février 1913, p. 4.

Il y a tant de pensées heureuses, dans le livre que Roger Marx vient de consacrer à l’Art social ; j’éprouve une joie si réelle à voir exprimer avec autorité, par un aîné, les idées mêmes et les aspirations qui méritent d’être défendues par l’Humanité, que, si l’espace ne m’était mesuré, j’entreprendrais volontiers l’analyse et le commentaire complets de cet ouvrage généreux. Obligé de choisir, je me bornerai à un seul point. Roger Marx pense comme nous, que l’art ne réside pas uniquement dans des œuvres précieuses et sans usage pratique, tableaux ou statues, mais qu’il pénètre dans tous les objets dont s’entoure notre vie. Avec le progrès social, le nombre de ceux qui sont sensibles à la beauté s’accroît sans cesse : le rôle de l’art est de répondre à ces besoins supérieurs. Comment s’accomplirait cette tâche, si l’artisan et l’artiste ne disposaient, comme jadis, que de moyens de production très réduits ? La science et le machinisme sont intervenus heureusement. En centuplant la production, ils permettent de multiplier les objets et d’en abaisser le prix et sont des agents d’amélioration sociale et d’émancipation.

Bien des gens se sont lamentés sur les progrès de la photographie, de la galvanoplastie, de tous les procédés mécaniques par lesquels on peut multiplier les épreuves d’un objet. Roger Marx s’élève vigoureusement contre leur préjugé. Il montre que la faculté de répandre les copies n’a jamais fait tort au génie original. Au contraire, ces procédés sont devenus des auxiliaires des vrais artistes : « Sans l’aide du tour à réduire, un Chaplain, un Roty, un Charpentier n’auraient traduit qu’une faible partie de leurs conceptions, au plus grand préjudice de l’art et de la pensée. »

 « Si un trait commun rapproche Émile Gallé, Jules Chéret, René Lalique, il est fourni par ceci, qu’ils ont accepté la division du travail et que les procédés, mécaniques ou chimiques ne leur sont demeurés ni étrangers, ni hostiles. » Si la machine a supprimé quelques-uns des charmes de l’objet fabriqué à la main, elle a donc rendu possibles des beautés nouvelles. Avant tout, elle fait pénétrer la beauté dans tous les milieux. Libre donc, à quelques amateurs riches, de se complaire dans l’admiration d’un objet créé pour leur seule jouissance ; le grand artiste de demain n’accordera qu’exceptionnellement ses soins à un meuble ou à un vase, destinés à demeurer uniques. Il appliquera son génie à créer des modèles susceptibles d’être indéfiniment répétés et de porter la joie parmi les foules. « Un objet n’est d’art appliqué, dit M. Eugène Gaillard, qu’à la condition d’être susceptible de répétition indéfinie, sans déperdition appréciable de ses qualités essentielles… la valeur s’en trouvé accrue, s’il est capable d’être vulgarisé par des moyens industriels. »

En soutenant et en répandant de tels principes, Roger Marx concourt de la façon la plus efficace à l’œuvre à laquelle nous travaillons. Avec Anatole France, nous le remercions, de son effort « pour mêler l’art consolateur à la vie quotidienne, pour en orner les existences les plus humbles, pour en revêtir la société entière. » Et, comme Anatole France, nous lui appliquerons volontiers l’éloge que décerne Emerson aux esprits combatifs : « Béni soit celui qui agite les masses, dissout la torpeur et fait naître le mouvement. »