code_galerie Chroniques de l"Humanité, Site Léon Rosenthal

 

 

Léon Rosenthal, militant, critique et historien d'art

L’Art social d’après deux expositions, L’Humanité, « L’Actualité artistique », 25 février 1913, p. 4.

Deux expositions importantesImpression heureuseUn style nouveau

Deux expositions, à l’heure actuelle, affirment, de la façon la plus éclatante, l’importance et la valeur des efforts accomplis par les artistes qui se sont arrachés au respect superstitieux des styles du passé et cherchent à créer un cadre adapté à notre existence contemporaine.

L’une de ces expositions, la plus importante, est organisée par la Société des Artistes décorateurs. Elle se tient au palais du Louvre, pavillon de Marsan, rue de Rivoli, jusqu’au 31 mars ; l’entrée est gratuite, le dimanche, de 10 à 4 heures. Je ne saurais trop engager ceux qui pratiquent un métier d’art ou qui s’intéressent aux progrès de l’art social, à la visiter. L’autre exposition, dont l’entrée, à mon grand regret, est payante tous les jours sans exception, est ouverte 15, rue de la Ville-l’Évêque, jusqu’au 18 mars.

Au pavillon de Marsan, ce sont les conceptions les plus récentes, les travaux de l’année qui sont présentés. Rue de la Ville-l’Évêque, à côté de remarquables peintures décoratives, on n’a rassemblé que des objets précieux, mais ces objets dus à l’élite de nos artisans modernes constituent comme une sorte de musée de l’objet d’art rénové. Les deux expositions se complètent. L’une montre la fécondité, la richesse d’invention des artistes ; l’autre témoigne entre des esprits indépendants et originaux, une parenté, une communauté de sentiments, qui donnent aux manifestations les plus diverses une véritable unité.

Cette vitalité harmonieuse est la preuve évidente qu’un style, sous nos yeux, est en train de se constituer. Ce style moderne que certains avaient cru pouvoir improviser de toutes pièces, le voici qui s’organise. Il naît, non par un effort artificiel et comme dans un laboratoire, mais ainsi qu’un être vivant qui se développe et se modèle par son existence même. Nous pouvons, dès à présent, définir quelques-uns de ses caractères. Étranger aux exagérations et aux excentricités qui le menacèrent tout d’abord, il est sobre, élégant, très clair, conforme aux pures traditions françaises, bien que libre de tout pastiche, profondément rationnel. Des engouements temporaires, pour l’art munichois, persan ou hindou, déterminent des erreurs passagères, qui n’en compromettent pas l’avenir. À présent, si vous le voulez, parcourons les salles du pavillon de Marsan.

Le meuble et les arts du bois

C’est le meuble qui règle la physionomie de nos demeures. C’est le meuble qui doit déterminer le style nouveau. Or, nous avons vu, il y a quelques mois, au Salon d’Automne, des artistes très ingénieux qui prétendaient, par l’accumulation des tentures, des coussins aux nuances vives, en bariolant le bois de couleurs violentes, se dispenser d’étudier la forme d’un meuble ou nous faire accepter des formes lourdes ou heurtées. Ces « ensembliers » qui métamorphosent les appartements en décors de théâtre se sont à peu près abstenus ici. La chambre de M. Landry qui rappelle, avec des atténuations, leurs idées, est suffisante pour montrer ce qu’il y a d’artificiel et d’éphémère dans une tentative sans portée sociale, puisqu’elle ne saurait convenir qu’aux fantaisies de quelques raffinés.

C’est par une science délicate des proportions et des équilibres, par une connaissance intime des exigences du bois, par le souci d’une adaptation rationnelle, que triomphe le vrai créateur d’un meuble moderne. Qu’on l’appelle, si l’on veut, par dérision, un « moulurier », il a le droit de dédaigner ce sarcasme parce que le savoir dont il s’arme lui permet d’exprimer avec sûreté les inspirations de son goût. M. Eugène Gaillard, qui jamais n’a dévié de la voie qu’il s’était tracée mérite d’être donné doublement en exemple et par la persévérance et par l’autorité de son art. Les meubles qu’il expose accusent la précision, la sobriété de cette pensée nerveuse qui, maîtresse de la matière, conquiert l’originalité sans effort, sans exagération et est, pleinement, française et classique. L’admirable bibliothèque, l’armoire puissante et noble, le beau meuble de salon, les meubles d’angle, le guéridon-gigogne, miracle d’ingéniosité, tout mérite d’être analysé et examiné par le détail, car rien n’est improvisé, ni livré au hasard.

L’action de M. Gaillard est d’ailleurs considérable. Elle apparaît malgré les tempéraments divers lorsque l’on examine la chambre à coucher de M. Nowak ou celle de M. Gallerey. La chambre de M. Gallerey, d’un art très simple, très franc, très sobre, est claire, saine et pimpante. D’autres artistes semblent revenir insensiblement vers les mêmes principes, dont ils s’étaient écartés et il me semble deviner, dans la salle à manger, d’une somptuosité un peu lourde de M. Jallot, une évolution heureuse vers un art plus nettement moderne.

M. Le Bourgeois, qui a créé une sculpture décorative sur bois remarquable, poursuit des études pour étendre les applications de son art à la décoration des charpentes et de la menuiserie. La cheminée qu’il expose au Salon des Animaliers, les travaux qu’il présente ici sont de la meilleur originalité.

Tissus et broderies

Examinez ces étoffes ou ces dessins pour étoffes d’ameublement et de tenture : vous y verrez la preuve de l’ingéniosité la plus heureuse et aussi de tendances très diverses. M. Coudyser, qu’il s’inspire de la flore, amarante, groseillier, ou qu’il combine seulement de belles lignes, couvre le tissu d’un réseau très rythmique, léger, d’une ordonnance très apparente. M. Quénioux obéit à des tendances analogues et celles-ci s’exagèrent sous la main systématique de M. Lambert. Au contraire, Mlle Lalique, dans les projets qu’elle expose ici et, mieux encore, dans ceux qu’elle présente, rue de la Ville-l’Évêque, cherche les taches complexes, savoureuses, dont l’ordonnance est dissimulée sous la richesse des accords. M. Dufrène, dont on regrette de ne point voir de meubles, expose des broderies et des coussins dont l’effet est dû à la fois à la recherche des lignes et au choix des nuances. Les broderies de Mme Ory-Robin et celles de Mme Le Meilleur nous arrêtent d’autant plus qu’elles mettent en valeur des matières de peu de prix : regardez-les pour vous persuader qu’avec de la simple ficelle l’on peut faire des œuvres d’art et de luxe. M. Mezzara, par le tapis de table qu’il expose ici et la guipure qu’il a, rue de la Ville-l’Évêque, montre comment se peuvent renouveler des industries d’art traditionnelles.

L’objet précieux, l’art du verre

Nos artistes sont, à l’heure actuelle, avant tout préoccupés par la création d’objets précieux, de grand prix, produits à un petit nombre d’exemplaires ou destinés à demeurer uniques. Si je cite quelques noms parmi la pléiade, désormais glorieuse, groupée rue de la Ville-l’Évêque, MM. Bastard, Desbois, Dunand, Clément, Mère, Delaherche ou Metthey vous apparaîtront comme des auteurs de pièces parfaites et rares.

J’imagine qu’il y aurait autant de gloire à créer un objet beau et simple destiné à donner de la joie à des milliers de personnes, qu’à exécuter une pièce unique pour un riche collectionneur ; mais, sans doute, les conditions sociales actuelles ne se prêtent pas immédiatement à la réalisation de mon vœu. Au reste, nous ne devons pas négliger l’objet précieux. Il en est qui, par leur caractère, leurs dimensions, leur style, seront plus tard les ornements dignes de ces palais du peuple, maisons communes, salles de conférences ou de fête, que nous rêvons de construire. Il est, d’autre part, des arts qui ne peuvent se manifester que par des objets très coûteux. Ils ne sauraient être délaissés sans perte pour le goût public et pour l’imagination des artistes. Les vases en pâte de verre de M. Dammouse sont des chefs-d’œuvre fragiles où le goût le plus délicat s’est exprimé. Regardez ces formes pures, ces décors incorporés, d’une façon subtile, à la matière, ces fleurettes légères, ces algues, ces êtres qui vivent dans le verre. Consolons-nous de ne pouvoir les admirer qu’à travers les vitrines d’un musée et persuadons-nous que de jeunes artistes sauront s’en inspirer pour des œuvres plus accessibles.

Et puis il peut arriver que l’auteur de pièces du prix le plus inabordable soit, quelque jour, touché par la foi en l’art populaire. M. Lalique nous en donne un remarquable exemple. Après avoir conquis une célébrité universelle par ses bijoux somptueux, les plus beaux, les plus puissants, les plus luxueux qu’ait imaginés un artiste moderne, il s’est avisé de traduire sa pensée par le verre, d’utiliser, pour l’exécution, tous les procédés du machinisme. Il met son orgueil d’artiste à n’exposer que du verre, rue de la Ville-l’Évêque, à présenter avec le soin le plus délicat des flacons dont quelques-uns peuvent être reproduits à des milliers d’exemplaires, à inventer pour des produits de parfumerie, des vases que l’on collectionnera plus tard et dont le prix de revient est insignifiant. Puisse une évolution semblable se généraliser. Mais ceci, je le répète, sera le fait, non de caprices individuels, mais du triomphe général de nos aspirations.

La céramique

Toutes les industries d’art évoluent et s’enrichissent. La céramique qui, peut-être la première, s’est mise en mouvement, ne cesse de multiplier ses aspects. Admirez les grès de MM. Decœur et Simmen au pavillon de Marsan ; goûtez, rue de la Ville-l’Évêque, la joie parfaite des œuvres de M. Delaherche et voyez comment le génie novateur de M. Metthey se marque par des acquisitions constantes, puisqu’aux formes géométriques, aux fleurs et aux animaux auxquels il avait emprunté jusqu’à présent le décor de ses faïences, il ajoute à présent la beauté du corps humain.

Les arts du métal

Plus récente, l’évolution des arts du métal n’est pas moins digne d’admiration. Le vase aux serpents auquel M. Dunand a donné une forme si harmonieuse et si neuve, n’a-t-il pas une puissance décorative absolue ? Le métal patiné d’une façon si intelligente et si imprévue, ces alliages, ces décos, élargissent le champ d’un art dans lequel il ne semblait pas possible d’innover. M. Scheidecker, qui découpe et ajoure le métal comme à l’emporte-pièce, tire d’un principe unique des applications infinies. Les fers forgés de MM. Szabo ou Robert sont des œuvres faites de main d’ouvrier ! La pensée moderne s’y traduit aisément dans une technique séculaire. C’est également par leur conscience technique que les bijoux de M. Rivaud sont dignes de notre examen.

Bibelot

Le bibelot, l’objet de curiosité, qui ne répond à rien qu’aux besoins d’un goût raffiné, a été, à d’autres époques, la marque propre du génie français. Les nacres de M. Bastard montrent que nous conservons cette supériorité, et les petites boîtes, les étoffes, les meubles légers que M. Clément Mère revêt de taches, d’arabesques de nuances les plus subtiles ont une préciosité de bon aloi ; ils ont une valeur incomparable, non pour des millionnaires, mais pour des yeux d’amateurs habitués à regarder.

Conclusion

Ainsi cette double manifestation confirme les espérances que nous avons conçues sur la vitalité de la jeunesse, sur la fécondité indéfinie de notre génie artistique. Cette épreuve n’était pas nécessaire, mais elle arrive bien pour confirmer les conclusions de notre ami Roblin, au moment où les principes de la prochaine exposition d’art décoratif sont encore discutés et que d’aucuns, essayent de la détourner de son objet. Répondant à M. Deville, président de la quatrième commission du Conseil municipal qui voudrait sauvegarder contre le style moderne ce qu’il appelle par euphémisme les « adaptations des styles passés », M. François Carnot s’écrie : « Viendra-t-on prétendre que le décor créé pour l’existence d’un fermier général de Louis XV est celui qui convient le mieux pour une salle de mairie, un bureau de poste ou une gare de chemin de fer ? Voudra-t-on condamner tout intérieur ouvrier à ne pas connaître que le luxe frelaté de pastiches absurdes et de camelotes dites de styles ? » Poser ainsi la question, c’est, il nous semble, la résoudre. Nous voulons, pour la société de demain, une parure à sa taille et vivante comme elle-même et nous refusons de nous emprisonner dans les formes comme dans les idées d’un passé respectable, mais mort.