code_galerie Chroniques de l"Humanité, Site Léon Rosenthal

 

 

Léon Rosenthal, militant, critique et historien d'art

Les tendances actuelles, L’Humanité, « L’Actualité artistique », 25 mars 1913, p. 4.

De la peinture aux Indépendants

Rassurez-vous, je n’ai pas l’intention de vous parler des Cubistes. Ce n’est pas que je les trouve dénués d’intérêt, mais leurs recherches sont tellement obscures, les explications qu’ils en donnent eux-mêmes sont si abstruses que le mieux est, pour le moment, de les laisser travailler et d’attendre. Si vous voulez, à toute force, examiner leurs toiles, regardez les œuvres de MM. Luc-Albert Moreau et de Segonzac, qui sont les moins inintelligibles. Surtout, je vous en prie, ne pénétrez pas dans les salles où ils règnent pour y trouver matière à rire. C’est une détestable habitude que rire des choses que nous ne comprenons pas parfaitement.

Les peintres dont je veux vous entretenir aujourd’hui n’ont pas essayé de s’imposer à l’attention par des toiles tapageuses ou énigmatiques ; mais, par un labeur patient, obstiné, ils sont arrivés à dégager des vérités nouvelles et à constituer une école vivante. Ils se sont formés en réaction contre l’impressionnisme. Les impressionnistes avaient complètement libéré leur métier ; ils étaient parvenus à donner à la couleur une séduction, une intensité, une légèreté inouïes. Ils notaient toutes les nuances des saisons, les jeux les plus fugitifs de la lumière.

Il a semblé à nos jeunes artistes que ces notations brillantes ne donnaient que le mirage de la réalité. Ils ont gardé de leurs aînés – qu’ils admirent tout en essayant de faire autrement qu’eux – une technique libre ; mais ils se méfient des impressions spontanées qui leur paraissent inconsistantes. Ils veulent, sur leur toile, fixer la sensation de solidité, de construction que donne la réalité : ils étudient les plans et, pour leur emprunter un mot qui revient constamment ans leur bouche, ils s’attachent à conserver aux êtres et aux choses leur volume, c’est-à-dire qu’ils visent à traduire exactement les corps solides dans l’espace. Selon eux, un tableau ne doit pas être improvisé. Au lieu de nous livrer, comme leurs prédécesseurs, des études prises directement sur la nature, ils travaillent dans leur atelier et avec l’aide des esquisses directes, ils font des œuvres ordonnées.

Ces tendances communes dont Cézanne fut le précurseur groupent des artistes auxquels, jusqu’à présent, aucun nom caractéristique n’a été imposé. Leurs œuvres ont une allure probe, franche, sobre, parfois même un peu sommaire ; elles ont souvent une saveur intense. Tels sont les paysages de MM. Charlot, Chénard-Huché, Roustan. Le parti pris de construction n’y atténue pas un fort parfum de terroir. Ceux de M. Domergue-Lagarde sont lumineux mais d’une simplification peut-être excessive. Le beau portrait de M. Picart-Ledoux, que nous reproduisons ici, ceux de MM. Ottmann et Lombard sont de même famille. De nombreuses études de nu, dont les plus voulues sont celles de M. Blanchet et de M. Voguet, attestent la valeur d’efforts parallèles. C’est, enfin, un des plus heureux avantages de cette réaction, que de favoriser les recherches décoratives et, en ce point, les deux œuvres maîtresses que nous donnons ici, le Concert champêtre de M. Dusouchet, d’un rythme si ample et si calme, le Projet décoratif de M. Déziré, d’une poésie si délicate et si fraîche, me dispensent de tout développement. Voilà donc des artistes qui se sont, par des préoccupations d’ordre technique, créé un langage robuste, d’une clarté et d’une évidence remarquable. Ce langage est beaucoup plus accessible que celui des Impressionnistes ou des Romantiques. Il est vraiment démocratique. Que demain, la décoration de lieux de réunions populaires leur soit confiée et je ne les vois pas embarrassés pour parler à la foule.

Pourtant, ils tardent trop, à mon gré, à se pénétrer des passions et des pensées de notre temps. Ils auraient cependant tout bénéfice à puiser leurs inspirations plus directement près de nous. Les recherches de facture de M. Luce trouvent-elles moins à s’appliquer parce qu’il a pris pour héros des Terrassiers au repos ? L’œuvre ne gagne-t-elle pas dans notre sympathie, de ce qu’elle paraît plus complètement humaine ?

Je réserve à une autre occasion le plaisir de parler de la vaillante phalange néo-impressionniste et de tant d’autres peintres de valeur réunis aux Indépendants, des sculpteurs, MM. Popineau ou Diligent, et me contente, pour terminer, de signaler l’ingéniosité d’art et de technique des verres émaillés de M. Marinot, dont vous voyez ici un exemplaire. Tout le monde sera sensible à la belle venue de leurs formes et de leurs décors ; ceux qui connaissent le métier du verrier admireront l’habileté des procédés et, en particulier, le parti tiré du verre « malfin », c’est-à-dire plein de bulles d’air, verre que l’on jette d’ordinaire au rebut. Ces pièces remarquables avaient été envoyées par leur auteur au Salon des Artistes décorateurs ; elles n’y ont pas été admises ! Un tel scandale (d’autres encore que je ne suis pas autorisé à divulguer) suffiraient à justifier l’institution des Indépendants si un passé glorieux ne la protégeait pas contre toute attaque.