code_galerie Chroniques de l"Humanité, Site Léon Rosenthal

 

 

Léon Rosenthal, militant, critique et historien d'art

Le Salon de la Société Nationale, L’Humanité, 13 avril 1913, p. 2.

Un Salon est-il destiné à grouper des œuvres d’artistes célèbres ou notoires et à donner à leurs admirateurs une occasion périodique de constater qu’ils n’ont ni déchu, ni varié ? Si tel est l’idéal, la Société Nationale [des beaux-arts] peut se flatter de l’avoir atteint. Si, au contraire, on désire qu’une exposition révèle les talents nouveaux, qu’elle témoigne d’efforts, de recherches, du souci de suivre le mouvement de la vie contemporaine, alors le Salon de la Société Nationale [des beaux-arts], malgré les grands noms qu’il réunit, malgré les œuvres intéressantes ou remarquables qu’il rassemble, donnera l’impression de piétinement, sinon de stérilité.

Malgré les objurgations constantes de la presse, les membres de la Société Nationale [des beaux-arts] ne veulent pas se départir de leur égoïsme étroit : ils entrouvrent à peine la porte aux novateurs ou aux jeunes ; ils les accueillent de mauvaise grâce et, s’ils se sont vus comme contraints d’accorder une place d’honneur aux Paysans attablés de M. Charlot, ils ont donné à M. Flandrin une place scandaleuse. C’est dans les pourtours, dans les emplacements sacrifiés, qu’il faut chercher un peu d’imprévu. Comment s’étonner, après cela, que les jeunes se découragent, que l’exposition soit plus morne encore que l’année dernière, que la sculpture que l’on n’a jamais su organiser d’une façon convenable, soit beaucoup moins vivante que naguère ; que l’ensemble, en un mot, ait l’aspect éteint, renfermé, d’un musée ?

Il ne se peut faire cependant que la présence de quelques esprits hardis, l’influence de la vie subie, d’une façon même involontaire, par des artistes assoupis, que les manifestations, même non renouvelées, d’artistes de grand mérite ne donnent quelque intérêt à une visite rapide à travers ce Salon.

La peinture

Une chose tout d’abord me frappe : dans ce milieu de peintres où le dilettantisme domine, où des artistes ont pris l’habitude de parfaire des ouvrages délicats, destinés à une clientèle raffinée mais qui a peu de compréhension sociale et semble redouter les idées, dans ce milieu, dis-je, le souci de la vie présente commence à s’insinuer. Non qu’il n’y ait, comme d’habitude, des œuvres de pur intérêt artistique mais, à côté de ces œuvres, un nombre assez considérable de pages ne sont plus uniquement des morceaux d’exécution et doivent une partie de leur intérêt à une émotion humaine.

C’est à ces pages que je veux m’attacher tout d’abord. Dès la première salle, les trois tableaux qui frappent la vue sont les Paysans attablés de M. Charlot, le Dimanche en banlieue de M. Chapuy, les Brûleurs de goémon de M. Ladureau, trois scènes empruntées au labeur ou aux joies des humbles. La Fête en banlieue est pimpante, les Brûleurs de goémon sont d’une belle venue : les Paysans attablés de M. Charlot sont une maîtresse page. Ils sont attablés comme jadis les paysans de Le Nain que l’on voit au Louvre, faisant trêve à leur labeur ou à leur misère, graves dans le repos. Le mérite de M. Charlot m’apparaît davantage lorsque je le compare au grand tableau, En moisson, de M. Lhermitte (8). Ce chiffre, comme ceux que l’on trouvera au cours de cet article, indique la salle où l’œuvre est exposée. Non que je veuille sacrifier au débutant l’œuvre d’un maître illustre, mais s’il règne dans l’œuvre de M. Lhermitte une belle ordonnance, si le sentiment en est généreux, l’exécution a une tenue, une maîtrise, une quasi perfection et une poésie qui, en nous intéressant à l’artiste, nous éloignent de la réalité qu’il nous représente. Ses héros, par trop de soins, nous deviennent indifférents. Chez M. Charlot, au contraire, l’exécution est fruste, sauvage, juste aussi, dans le rapport le plus étroit avec les personnages qu’il représente ; il y a là une saveur plébéienne : c’est bien ainsi, si je ne me trompe, que des paysans demandent à être représentés. M. Simon, chantre des Bretons, n’est pas parvenu, malgré son autorité, à donner à sa Famille en deuil (3 bis) une allure de vérité aussi complète. Voici maintenant d’autres pages où la vie populaire nous est présentée avec une sorte d’ironie dérisoire : le Marché flamand (14), la Joie (18) bruyante et lamentable de M. René Olivier, le Marché aux Puces (pourtour) de M. R. Bloos, l’Intérieur d’une baraque de lutte (18) de M. Chapuy.

Par contraste, voici les intimités délicates de MM. Renaudot (10) et Morisset (11), les notations pâles de M. Delachaux (11) et cette scène, un peu littéraire mais peinte cependant, les Héritiers (1), de M. de Beaumont, Sous le bosquet. M. Bertram (4), avec un métier vigoureux sinon neuf, nous montre un bébé qui suce son pouce et M. Antoni, dont la personnalité commence à se dégager, raconte Un goûter sur la plage (2). Le sentiment humain apparaît souvent plus puissant chez des étrangers. Le Groupe d’artistes (1) qu’un peintre belge, M. Lambert, a représentés avec une grande adresse, est sympathique et vivant ; la femme que M. Gari Melchers a surprise allaitant son enfant, dans un jardin, sous un gai soleil, est un hymne joyeux à la Maternité (2). On sait enfin avec quel charme pénétrant, quelle richesse d’intentions et de nuances, Mme How, dont le talent devient chaque jour plus ample, sait chanter les bébés et leurs mamans (6). Si la vie revendique ses droits, ce Salon, par contre, ne présente pas les richesses des compositions décoratives que nous y constations l’an passé. Il faut le regretter puisque c’est l’art monumental qui ornera plus tard les maisons communes, les Palais du peuple et les écoles agrandies. Une page attire toute notre sympathie, c’est l’Apothéose (5) où M. Roll a exalté, avec une générosité ardente, la République rouge, que Voltaire et Victor Hugo ont pressentie et qui plane dans les cieux au-dessus de la grande ville. On voudrait que cette Apothéose fût parfaite par l’exécution comme elle est grande par la pensée et l’on hésite à reconnaître qu’un idéal si haut n’a pas été complètement atteint.

Les peintures à la fresque de M. Baudouïn (11), celles de M. Marret, soulignent la résurrection d’un art essentiellement populaire. La noble composition de M. Flandrin (pourtour), les panneaux poétiques de M. Auburtin (10) mériteraient de nous arrêter, la scène champêtre que M. Simonidy appelle l’Abondance (3 ter) couvrirait à souhait une muraille. M. La Touche poursuit sans lassitude la série de ses fantaisies dorées (17) et voici Willette, toujours primesautier, toujours ingénieux, sinon parfait harmoniste, qui groupe autour de la Valse chaloupée, panneau décoratif (3 ter) les danses d’un passé lointain ou récent, pompeux ou débraillé, danses de la cour et de la courtille.

Parmi les portraits, il en est de fort habiles ou d’excellents. L’âme mélancolique et délicate de M. Aman-Jean, auteur de vues exquises de Venise, s’exprime dans un pénétrant et très rare Portrait de famille (4 bis). M. Guiguet caractérise, d’un métier âpre et sûr, les gestes et les regards de l’enfance (6). M. Besnard n’a voulu se rappeler à nous que par une petite et magistrale effigie (17). Ici encore, la part des étrangers est très belle. Un portrait très voulu de M. Bieler (8), un portrait de Mme de Noailles par M. Laszlo (6) que hante le souvenir de Lenbach, un portrait solide de M. Columbano (4 ter) nous arrêtent moins que les confidences intimes de Mme Bosznanska (4 bis) et que les images véhémentes et âpres de Mme Mutermilch (11).

Parmi les peintres de nature morte, Mme Galtier-Boissière mérite tout d’abord d’être signalée (3 bis) et je note aussi les fleurs de M. Henri Dumont (3 bis), les Cinéraires délicates de Mlle Fleury (5), les fleurs de M. Chwartz (pourtour) et les vues de palais, toujours magistrales, de M. Walter Gay.

Le paysage nous réserve une surprise. M. Le Sidaner (6 bis) qui, l’année dernière, semblait être prisonnier de ses propres succès et enlisé dans des formules, a essayé de se renouveler, et les grands ciels nuageux dont il conte les métamorphoses méritent notre sympathie à cause de l’effort viril qu’ils témoignent. Sans refuser aux paysages de M. Raffaëlli (6 ter), aux vues froides et intenses de M. Dauchez (3 bis), aux visions toujours juvéniles et exquises de M. Lebourg (4 ter), aux Pâturages d’automne de M. Burnand un tribut légitime d’éloges, il me plaît d’attirer l’attention sur de plus jeunes et d’inviter à examiner les œuvres de MM. Lemonnier (2), Henri Georget (3 ter), Olivier (6 ter), Dallèves (8), Oberteuffer et Alhazian (pourtour). C’est avec les jeunes qu’il convient de citer M. Cottet (6 bis) dont la sincérité s’accompagne de constantes recherches.

Peu de nus, mais une page magistrale de M. Lerolle (18) ; et, après un rapide tour aux salles de dessin où les envois de MM. Jouve, Crespel, Antoni, Suréda, Ozenfant, me paraissent surtout importants, et où l’on suivra le procès de la bande tragique conté par cet improvisateur merveilleux qu’est M. Renouard, nous jetons un coup d’œil sur les gravures, ensemble rare d’une pléiade hors ligne, nous examinons, à la section d’architecture, trop peu nombreuse à mon gré, un projet important de M. Guignard pour un Pavillon d’opérations et la Grande Salle des Fêtes de M. de Baudot, champion valeureux du ciment armé et de la nouvelle architecture, et nous nous rendons dans les emplacements où se morfond tristement :

La sculpture

La maîtrise souple et délicate de M. Alfred Lenoir éclate dans l’effigie, spirituelle de M. Léouzon-Leduc ; M. Saint-Marceaux, auteur d’un malencontreux projet de monument, défend sa réputation par deux bustes. Brillant et inégal, M. Injalbert fait sourire une jeune femme. Près de ces artistes qui se relient à la tradition, voici les œuvres, moins nombreuses, je le répète, et moins caractéristiques que l’an dernier, des chercheurs d’un idéal nouveau : la Mère et l’enfant de M. Dejean ; la Vieille lavandière, en bois patiné, de M. Cornu ; les figures d’une construction remarquable de Mlle Poupelet ; les bustes d’un accent neuf de MM. Halou et Despiau ; le noble bas-relief décoratif de M. Vallin-Hekking, et le masque douloureux de M. Carrière ; tandis que des étrangers habiles nous séduisent par leur virtuosité : archaïsants comme M. Andreotti, pittoresques comme M. Bugatti qui, infidèle à ses héros coutumiers, a représenté une marchande de pommes ; abondants et grandiloquents comme MM. Aronson et José Clara. Un coup d’œil sur les danseuses de M. Charpentier et sur les plaquettes d’un jeune, M. Rivaud, et nous terminons notre visite par :

L’art social

Cette section suscite tous les ans les mêmes sentiments contrastés : la joie de voir des œuvres rares et le regret d’en rencontrer peu de nouvelles ; le plaisir de goûter des joies exquises et l’irritation de voir l’objet unique, le bibelot précieux, absorber l’attention des meilleurs créateurs. Cette année-ci, pourtant, il est possible d’entrevoir une tendance un peu large : les bois sculptés par M. Le Bourgeois avec un talent dont l’autorité s’affirme, peuvent, par le caractère du travail, la matière, les motifs familiers à l’artiste, servir de modèle à des tentatives populaires. C’est pour une exécution courante que sont établis les délicats projets de papier peint de M. Quénioux et ceux de M. Barbarroux. Il suffit que M. Gaillard ait exposé ses meubles pour que l’on engage tous les ouvriers du meuble à venir chercher près de lui des joies et des leçons. L’ensemble remarquable de ferronnerie exposé par les élèves de l’atelier d’apprentissage de MM. Robert et Brachet, est du plus heureux augure.

Et maintenant, laissons-nous aller à la séduction des bibelots merveilleux de M. Clément Mère, des céramiques toujours parfaites et toujours renouvelées de M. Delaherche, des pâtes de verre de M. Dammouse, des vases de métal patiné de M. Dunand.

Comment est-il possible que de tels artistes n’aient, ni sur le gouvernement, ni sur les industriels, ni sur le public, l’autorité légitime qui leur serait due, si nous étions sensés ? Nous sommes menacés d’une crise d’art industriel et nous avons, sans songer à les utiliser, des maîtres tels qu’on n’en voit nulle part ailleurs au monde.