code_galerie Chroniques de l"Humanité, Site Léon Rosenthal

 

 

Léon Rosenthal, militant, critique et historien d'art

Carpeaux, L’Humanité, « L’Actualité artistique », 3 juin 1913, p. 4.

La vente sensationnelle des œuvres conservées depuis sa mort dans l’atelier de Carpeaux rappelle l’attention sur un des plus grands sculpteurs du XIXe siècle. Carpeaux naquit à Valenciennes, en 1827. Il était fils d’un ouvrier maçon. Il grandit dans la gêne ou même dans la misère et, dès que son talent commença à se révéler, il dut travailler pour aider les siens, car il eut onze frères ou sœurs. Ces années de lutte n’eurent pas sur lui une influence généreuse. Il ne devint pas le chantre du prolétariat dont il était issu. Au contraire, par une faiblesse de parvenu que tout son génie ne fait pas oublier, il eut l’ardent désir des honneurs, des brillantes relations et devint, par la suite, un courtisan empressé de Napoléon III.

Venu à Paris avec ses parents, en 1842, il entrait, à quinze ans, à l’École royale de dessin, le « petite école » comme on disait alors, et dont est sortie notre École des Arts décoratifs. La Petite École était dirigée par Belloc ; Lecoq de Boisbaudran, le plus remarquable éducateur d’art du XIXe siècle, y professait ; elle a rendu à l’art d’inappréciables services. En 1844, Carpeaux entra à l’École des Beaux-arts. Reçu paternellement par l’illustre Rude, il quitta bientôt son atelier parce que Rude n’était pas bien en cour et que le jeune artiste tenait absolument à avoir le prix de Rome. Élève de Duret, il concourut à partir de 1848, et c’est seulement en 1854 qu’il obtint le Grand Prix.

Dans ses concours, Carpeaux s’était efforcé de dissimuler son originalité et c’est en affectant la correction froide chère à l’Institut qu’il s’était fait couronner. Heureusement pour lui, il avait une vivacité d’imagination, une flamme que rien ne pouvait corrompre et, quand il fut à Rome, il se retrouva tout entier !

Deux œuvres marquèrent immédiatement son génie. L’une, le Pêcheur à la coquille (1858), était une figure d’enfant, souple, mutine, gracieuse, voisine de celle qui, trente ans auparavant, avait fait connaître Rude. L’autre, Ugolin et ses enfants torturés par la faim (1858), était un épisode dramatique d’une puissance intense et qui se ressentait du contact de Michel-Ange. Carpeaux, par cette œuvre, annonçait et précédait le génie de Rodin, qui s’est souvenu de l’Ugolin dans son Penseur. Mais il avait subi une fièvre qui devait bientôt s’apaiser. Le sublime naissait de l’atmosphère de Rome. Il ne pouvait pas se développer aux réceptions des Tuileries, aux fêtes de Compiègne, dont Carpeaux fut l’hôte assidu à son retour en France. Les idées grandioses, les idées quelles qu’elles fussent, ne convenaient pas à la France impériale. Carpeaux ne fut ni un citoyen enthousiaste comme Rude, ni un génie profondément humain comme Rodin. Il ne fut pas un grand homme, mais il fut un admirable artiste, sensible à la palpitation, à la joie, au mouvement de la jeunesse et de la vie. Par sa science libérée de toute contrainte, de toute convention, il fut un émancipateur. Les bustes élégants, fiévreux, délicats et tourmentés par lesquels revit toute la société officielle du Second Empire : dames d’honneur, actrices, l’Impératrice même, la Flore des Tuileries (1865), qui sourit au milieu d’une ronde d’enfants, la Danse de la façade de l’Opéra (1869) fixaient dans la terre cuite, la pierre ou le marbre les formes fugitives, le printemps, tout ce qui égale la vie et se fane, tout ce que le sculpteur paraissait incapable de conserver. Ces audaces provoquèrent des colères imbéciles. La Danse, en particulier, fut taxée d’immoralité, maculée par un insensé, menacée de destruction.

C’est après la guerre, en 1872, que Carpeaux modela le groupe de la fontaine de l’Observatoire au jardin du Luxembourg, et cette œuvre, toujours en mouvement, mais d’un rythme plus sévère, plus grave, annonçait peut-être une évolution de son génie. Malheureusement, il était atteint d’un mal terrible dont, après des années de torture, il fut libéré par la mort, et en 1875, à l’âge de quarante-huit ans, il s’éteignait, laissant des œuvres impérissables. Après Rude et Barye, avant Rodin, Carpeaux appartient à la pléiade des grands libérateurs de l’art, à ceux qui, sans rien abandonner de la beauté plastique, n’ont pas cru que la Beauté fût nécessairement impassible ou inerte et l’ont pénétrée du souffle de la vie.