code_galerie
Léon Rosenthal, militant, critique et historien d'art
Au moment où il me reçoit dans son atelier, le maître Desbois travaille à une souple figure de femme qu’il enverra sans doute au Salon de l’an prochain. Il pose l’ébauchoir, le modèle se rhabille. L’artiste me montre les maquettes des statues qui doivent orner les angles de la façade du nouvel Hôtel de Ville que l’on construit en ce moment à Calais. Par un scrupule historique sans doute exagéré, on a voulu que cet Hôtel de Ville, ainsi que son beffroi, ressemblent par le style aux monuments qui furent élevés dans les autres villes du Nord vers la fin du XVe siècle. C’est donc un pastiche gothique que le sculpteur a été chargé de décorer. La municipalité lui avait d’abord proposé, comme thèmes, des figures du Commerce et de la République ; Desbois a protesté de son admiration pour le Commerce et de son loyalisme républicain, mais il a fait remarquer que de semblables allégories pouvaient se dresser n’importe où : « Vous avez, a-t-il ajouté, deux sources de richesses qui vous sont propres : la pêche et le tulle ou la dentelle ; laissez-moi célébrer vos gloires ». Et alors, il s’est produit quelque chose qui devrait être tout naturel, mais qui est fort rare, et dont il y a lieu de féliciter grandement la municipalité calaisienne : on a reconnu que l’artiste était le vrai qualifié pour avoir un avis, qu’il devait avoir raison et on lui a donné carte blanche.
Desbois, à douze mètres du sol, a campé deux grandes figures vivantes, très différentes de caractère mais dont les silhouettes se balancent : d’un côté, un gaillard vigoureux qui tire sur un filet ; de l’autre, une jeune femme qui se drape dans un réseau de tulle fleuri. Le tulle brodé glisse sous le socle de la statue où des amours s’en emparent. Le filet du pêcheur, lui aussi, tout gonflé de poissons, se répand sous le culot du socle. Il y a là une idée heureuse, libre et qui, sans soupçon de pastiche, est vraiment dans l’esprit de la tradition des imagiers français.
L’artiste me parle à présent de ses œuvres anciennes. Je lui dis l’impression profonde que m’a laissée le groupe de la Mort, du Musée d’Angers ; il me montre une photographie de cette figure, symbole effroyable de la Misère, que conserve le Musée de Nancy et où l’artiste s’apparente au grand sculpteur lorrain de la Renaissance Ligier Richier. Dans une vitrine sont placés les moulages des plats, des pichets, des gourdes, des glaces que l’artiste a modelés pour l’étain, le bronze ou l’argent. Car Desbois ne dédaigne pas les applications de son art ; il a aimé faire jouer sur les flancs d’un vase la joie molle des formes féminines ; il s’enorgueillit d’avoir été un de ceux qui, avec Cazin et Dalou, firent créer au Salon de la Société Nationale [des beaux-arts] la section des arts appliqués.
La conversation revient sur Calais : nous parlons de l’admirable groupe de Rodin, scandaleusement placé près d’un chalet de nécessité. En véritable artiste, exempt de toute jalousie, Desbois s’indigne de ce manque d’égards envers le génie. « N’oubliez pas de dire, insiste-t-il, que c’est une chose intolérable. Il faut déplacer le groupe de Rodin et l’ériger devant le nouvel Hôtel de Ville ». Vous avez raison, maître, de vous employer ainsi à la glorification de Rodin et vous avez raison aussi de ne pas craindre pour le Pêcheur et la Dentelle le rapprochement des Bourgeois de Calais. Vous appartenez à la même famille, vous êtes de ceux pour qui l’art est l’exaltation de la vie, dans son héroïsme, dans ses tristesses et dans ses joies.