code_galerie Chroniques de l"Humanité, Site Léon Rosenthal

 

 

Léon Rosenthal, militant, critique et historien d'art

Steinlen et son œuvre, L’Humanité, « L’Actualité artistique », 26 août 1913, p. 4.

Un collectionneur, M. de Crauzat, publie le catalogue de l’œuvre gravé et lithographié de Steinlen et, dans la préface de ce catalogue, M. Roger Marx, en quelques pages serrées et pénétrantes, définit le talent généreux d’un des meilleurs artistes de ce temps.

Alexandre Steinlen est né en 1860, à Lausanne, dans une famille où l’on cultivait l’art avec persévérance et modestie. Il était auprès d’un oncle, à Mulhouse, et se destinait à la carrière de dessinateur industriel lorsqu’il fut attiré par la séduction de Paris. À l’âge de vingt ans, il vint chercher fortune sur les bords de la Seine et, dans les faubourgs et à Montmartre, il trouva sa véritable patrie. C’est l’époque où, sous l’influence du mouvement naturaliste, Bruant chantait les pierreuses et les Bat’ d’Af’, où Richepin rimait la Chanson des Gueux, où la description du peuple, de la misère était à la mode. Steinlen se mêla à ce mouvement. Mais au lieu d’y apporter du dilettantisme et une pointe plus ou moins dissimulée d’ironie, il y mit son cœur et s’y donna tout entier.

« Humaine par-dessus tout, dit fort bien M. Roger Marx, l’œuvre de Steinlen est une œuvre de fraternité, de pitié et d’amour… parti de l’observation pittoresque des Bruant et des Richepin, il rejoint les philosophes et les apôtres de l’idéal moderne, Hugo et Zola, Michelet et Anatole France ; il est, comme eux, imbu de l’esprit de sacrifice et de bonté, c’est-à-dire prêt à la protestation et à la révolte ». M. Roger Marx le fait remarquer, la sympathie de Steinlen pour les animaux, son amour de l’enfance procèdent des mêmes sentiments qui ont armé le dessinateur du Chambard et de la Feuille en faveur des faibles contre toutes les oppressions.

Steinlen a été le narrateur du peuple, souffrant, misérable, accablé ou révolté : « Il connaît l’étroite soupente, le réduit sans air, sans lumière où l’on s’entasse et où le corps se refait mal des fatigues du jour ; cependant, le vrai théâtre de son œuvre, c’est la campagne stérile qui étend sa lèpre de gravats autour de Paris ». Nul mieux que lui n’est capable d’exprimer ces courants irrésistibles et mystérieux qui font « courir sur une assemblée le frisson d’une angoisse commune » et créent parmi la foule le souffle puissant de la vie unanime.

Grand par l’esprit et par le cœur, Steinlen possède aussi, selon la remarque d’Anatole France, « une sensibilité subtile, vive, attentive, une infaillible mémoire de l’œil, des moyens rapides d’expression ». Il n’a pas seulement des velléités généreuses, il a la supériorité de vision et de traduction qui arment le grand artiste véritable. C’est parce que son talent aigu le classe parmi les meilleurs et parce qu’il a consacré son effort à l’amour des hommes que nous sommes heureux de lui rendre hommage ici.