code_galerie Chroniques de l"Humanité, Site Léon Rosenthal

 

 

Léon Rosenthal, militant, critique et historien d'art

Une exposition de l’histoire du paysage, L’Humanité, « L’Actualité artistique », 9 septembre 1913, p. 4.

Après l’exposition de David et ses élèves, c’est nous dit-on, une histoire du paysage français que M. Lapauze compte prochainement organiser au Petit Palais. Une réunion exclusive de paysages par centaines. D’aucuns s’en effrayeront à l’avance et imagineront que rien ne saurait être plus fastidieux ou plus monotone, En réalité, rien ne sera plus instructif ni plus varié. C’est qu’il n’est pas de genre dans lequel l’homme ne mette plus de lui-même. Dans le dialogue que le peintre tient avec la nature, il ne se contente pas d’écouter. Le choix du site devant lequel il installe son chevalet est, tout d’abord, caractéristique. Selon les époques, selon les tempéraments, la mer, la montagne, la plaine, les aspects sauvages ou sévères, les vues riantes, les immenses panoramas où les sujets simples sont, tour à tour, adoptés ou délaissés.

La façon d’interroger la nature varie à son tour ; les uns sensibles uniquement à la clarté, aux grandes ordonnances, croient reconnaître dans les splendeurs naturelles un ordre, un équilibre logique et essaient de le dégager. Il faut que les montagnes, les grands arbres se répondent et ce besoin de composition amène quelques artistes à modifier les spectacles naturels pour leur substituer des groupements artificiels qui satisfont leur esprit. Quelques-uns ne sont sensibles qu’aux aspects éternels et, quand ils peignent un chêne, ils le font comme si l’arbre enraciné depuis des siècles devait toujours braver le temps. D’autres, moins logiciens et plus émotifs, éprouvent, devant la nature de subtiles impressions. Il leur semble que le bois ou la plaine répondent à leur mélancolie ou à leur gaîté. Ils suivent les transformations incessantes que les phases du jour, un orage, un nuage qui passe, le vent qui souffle, font subir aux brins d’herbe comme aux grandes forêts. Poètes, ils essayent de fixer les instants fugitifs.

Selon les âges, selon le caractère dominant des civilisations, ces tendances ont tour à tour prédominé. Les esprits classiques du XVIIe siècle n’ont, jamais mieux que dans le paysage, exprimé leur goût de la logique, de l’ampleur grave, leur sensibilité profonde et discrète subordonnée aux lois de la raison. Les Romantiques déployèrent dans le paysage leur sentimentalité maladive et exquise et leur lyrisme s’exalta à chanter les bois secrets et les vallons sauvages. Jadis la montagne était quasi inconnue des peintres, parce que très rares étaient alors ceux qui aimaient à y séjourner. Les grands sommets, en profils simplifiés, formaient un fond lointain perdu dans l’horizon. Depuis le XIXe siècle, les promenades dans les Alpes et les Pyrénées nous ont familiarisés avec des spectacles naguère ignorés. Les peintres s’ingénient à rendre les effets de la lumière, de l’air plus transparent, dans les altitudes élevées.

Pour dire tout ce qu’ils voulaient exprimer, les paysagistes ont été constamment obligés de perfectionner leur technique. Les moyens traditionnels leur ont paru insuffisants, chaque fois que leur vision s’est modifiée. Les romantiques ont délaissé les recettes qui avaient suffi aux praticiens de l’époque impériale. Les impressionnistes, à leur tour, quand ils ont voulu donner la vraie sensation du plein air, traduire la mobilité et l’incertitude perpétuelle de la couleur et des formes ont été contraints à innover. Le paysage a été, ainsi, l’un des agents les plus puissants de progrès technique à l’époque contemporaine et toutes les autres formes de la peinture ont bénéficié de ses acquisitions.

Le paysage, enfin, a incliné les artistes à l’amour de la vérité et à la sympathie pour les hommes. À interroger constamment la nature, les hommes arrivent à se pénétrer de sa grandeur ; elle leur paraît un aliment suffisant pour assouvir leur cœur, qu’ils soient assoiffés de poésie, de sublime ou de tendresse. Ils ne peuvent se désintéresser des êtres qui vivent parmi les champs. Le paysage conduit à étudier les troupeaux et avec les troupeaux leurs pasteurs ; on ne peut, indéfiniment, éliminer le paysan de sa terre. Le paysage s’est trouvé être ainsi un des éléments essentiels de l’avènement du réalisme. Donc, s’il nous est donné de voir, au Petit Palais, un résumé de l’histoire du paysage français, nous pourrons y découvrir, pour peu que nous en prenions la peine, le reflet des passions qui ont dominé chaque époque, la genèse technique de notre art contemporain et les témoignages de l’évolution vers des conceptions généreuses et humaines.