code_galerie Chroniques de l"Humanité, Site Léon Rosenthal

 

 

Léon Rosenthal, militant, critique et historien d'art

Ingres, L’Humanité, « L’Actualité artistique », 7 octobre 1913, p. 4.

L’illustre peintre dont on vient d’inaugurer le musée à Montauban a suscité des admirations fanatiques et des colères véhémentes. Admirations et colères ont été à peine amorties par le temps. C’est que, dans une large mesure, elles sont également justifiées.

*

Ingres mérite d’abord notre admiration par la dignité de son caractère et sa vie. Né à Montauban en 1780, ses dispositions le signalèrent très vite. Élève de Joseph Roques, à Toulouse, de David, à Paris, il remportait brillamment le grand prix de Rome en 1801. Sa carrière s’annonçait facile. Mais à Rome, il s’éprenait de Raphaël qui devait rester son Dieu, des peintres italiens antérieurs à Raphaël, et aussi des vases grecs dont presque personne, à ce moment, ne comprenait la beauté. Il transformait alors sa façon de dessiner et de peindre et adoptait un style qui déroutait ses contemporains. Insensible aux sarcasmes qui accueillaient ses envois aux Salons, à l’oubli, à la misère, car il ne vendait pas ses tableaux, il persista dans ce qu’il croyait la vérité. Avec un entêtement héroïque, il végéta pendant vingt ans, vivant des portraits au crayon qu’on lui payait vingt francs et qui valent aujourd’hui plus de mille fois davantage.

Tout à coup, en 1824, sa fortune changea. Il avait envoyé au Salon le Vœu de Louis XIII, aujourd’hui à la cathédrale de Montauban. C’était l’heure où l’école de David tombait dans le discrédit, où la jeunesse acclamait les Romantiques et Delacroix. Les classiques crurent trouver un champion valeureux en la personne d’Ingres qu’ils avaient longtemps raillé. Il fut nommé membre de l’Institut. Il accepta ce retour, les hommages et les honneurs qui, désormais, s’accumulèrent sur lui avec la même sérénité que la misère. Jusqu’à la fin de sa longue vie, car il mourut seulement en 1867, sénateur du Second Empire, il professa la même intransigeance indomptable pour son art, incapable d’une concession, ni pour flatter la foule ni pour plaire à un prince. Il communiqua ce sens austère et hautain de la dignité, du respect de soi-même, à ses élèves, dont la vie a été aussi souvent d’une belle tenue.

Ingres fut un dessinateur admirable. Doué d’une acuité visuelle, d’une sûreté de main exceptionnelles, il avait un sens exquis de la plastique et l’intelligence du caractère. Sur la feuille de papier, avec le crayon à mine de plomb, en quelques traits décisifs, il savait faire surgir une physionomie ou une forme. En ce point, il n’est pas d’artiste qui l’ait égalé. Les portraits, les études rassemblés au musée de Montauban ont une puissance, une subtilité ; ils témoignent d’un tel amour de la beauté et de la réalité, qu’il est peu de jouissance d’art comparable à ce qu’ils font éprouver. Le Louvre expose aussi quelque pages capitales de cet art discret et raffiné.

Il a été un portraitiste incomparable. Le petit groupe au crayon, la Famille Stamati, le portrait peint de Bertin l’aîné, tous deux au Louvre, suffiraient pour assurer sa gloire, puisqu’il y a su, non seulement donner la ressemblance évidente, dégager le caractère de ses modèles, mais définir, par eux, toute une catégorie sociale : la bourgeoisie de son temps. Il a eu, au plus haut degré, le don du style. L’Œdipe de 1808, la Source achevée en 1856, surtout l’Apothéose d’Homère de 1827 (toutes ces toiles sont au Louvre), donnent l’impression d’une élaboration sereine, d’un choix longtemps médité, d’un sens vraiment classique. Il a eu, d’une façon aiguë, le sens des formes féminines. Les Odalisques et surtout le Bain turc (1859) préparé par d’étonnantes études sont des hymnes presque sensuels, à la beauté de la femme.

*

Ce dessinateur, maître styliste et observateur aigu de la réalité, professeur vénéré, cet homme d’une moralité indomptable a d’autre part mérité, à juste titre, les colères. Ce n’est pas parce qu’il n’était pas aussi excellent coloriste que dessinateur, car on lui aurait pardonné des tons crus ou ternes, des harmonies qui font grincer les dents, pour s’arrêter aux pages – il en est quelques-unes, l’odalisque à l’esclave, par exemple –, où il a été mieux inspiré. Mais il a dédaigné la couleur ; il l’a traitée en ennemie, il a condamné les coloristes.

Peu sensible au mouvement dramatique, à la palpitation de la vie, étranger aux passions de son temps, il a méprisé les maîtres passionnés et combatifs. Il a préconisé l’étude exclusive du passé et a renfermé l’art, dans de froides abstractions. Rubens, Géricault, Delacroix, Courbet ont été accablés de ses verdicts et, ce qui est grave, des médiocres et des sots ont été autorisés par lui à couvrir d’injures le génie qui avait le tort de trop exalter la vie. Il a été le porte-drapeau de toutes les réactions et il est encore aujourd’hui invoqué contre tout ce qui est généreux et hardi par des aveugles et des impuissants.

*

Colères et admirations sont donc légitimes. Mais, à mesure, que se crée l’apaisement que le temps apporte toujours avec lui, les proscriptions d’Ingres deviennent de plus en plus inoffensives et bientôt, sans doute, il nous sera permis, tout en admirant profondément des maîtres qu’il eût, lui, traités de barbouilleurs infâmes, de rendre avec une sérénité qu’il n’a pas connue, justice à celui dont la vie fut exemplaire et dont l’œuvre, étroite et intense, honore l’art français du XIXe siècle.