code_galerie Chroniques de l"Humanité, Site Léon Rosenthal

 

 

Léon Rosenthal, militant, critique et historien d'art

Art, socialisme et cinéma, L’Humanité, « L’Actualité artistique », 21 octobre 1913, p. 4.

La fortune du cinématographe a été rapide et il semble qu’elle soit durable. Le cinéma est aujourd’hui, par excellence, le divertissement populaire. Faut-il se réjouir de cette vogue ou la déplorer ? D’aucuns ne veulent y voir qu’une source de plaisirs inférieurs, sans valeur artistique. Il est vrai, la plupart des séances cinématographiques sont faites pour révolter ou écœurer. Je passe condamnation sur les scènes comiques, grotesques ou vulgaires, parce qu’après tout elles font rire et que le gros rire est rarement malsain. Mais que dire de ces scènes dramatiques plus plates que le plus plat roman-feuilleton ; que dire de ces prétendues reconstitutions historiques faites pour répandre les pires erreurs et surtout comment excuser ces films où, sous prétexte de patriotisme, on attise des instincts de haine et de violence ?

Oui, les spectacles cinématographiques méritent, souvent, d’être condamnés. Mais pourquoi s’en étonner ? À qui en a-t-on confié la surveillance ? N’est-il pas naturel que des industriels, soucieux économiquement de leurs intérêts, aient parfois cherché la popularité par des moyens trop faciles ? Le cinématographe serait-il radicalement mauvais que nous ne pourrions pas nous en désintéresser, car il existe, il a une puissance indéniable, il est capable d’agir sur les imaginations, il peut devenir un instrument de propagande politique ou sociale. Nous devrions travailler, tout au moins, à en atténuer les vices. Mais, en réalité, le cinématographe n’est pas responsable des mauvaises directions qui lui ont été données. À côté des films condamnables, il en est assez de remarquables pour nous permettre d’affirmer que le cinéma a une haute valeur artistique et qu’il peut devenir un instrument social de premier ordre.

Si la plupart des scènes composées exprès pour le film sont défectueuses, les spectacles naturels prennent, sur l’écran, une puissance incomparable. Le cinéma, en ce point, ne fait double emploi ni avec la photographie ni avec la peinture, car le photographe et le peintre n’ont à leur disposition qu’un instant ; ils fixent un moment qui devient immuable. Le cinématographe a la durée : les arbres qui frissonnent, les ombres qui s’allongent, l’eau surtout, miroir changeant, dont la surface est en perpétuelle métamorphose, le cinéma seul peut nous en livrer la beauté. Le jour où le problème de la couleur sera définitivement résolu, le cinématographe enregistrera les aspects les plus merveilleux, les plus rares de la nature. Le lever du soleil sur les Alpes, la chute du soleil dans l’Océan, les cascades grandioses, les icebergs, toutes ces merveilles que les privilégiés vont admirer au loin et dont ni peinture ni photographie, je le répète, ne peuvent donner l’impression, deviendront le plaisir de tous.

Le cinéma peut avoir et a déjà des applications scientifiques : il enregistre avec patience et retrace la germination des graines, la croissance des plantes, les mystères de la vie animale, les drames et les épopées révélés par le génie de Fabre. Il enregistre des solennités dont il garde le souvenir historique. Quant aux scènes composées, il suffit de la volonté pour substituer à des scénarios déplorables, des œuvres de valeur littéraire véritable et d’inspiration élevée. Ceci, aussi, d’ailleurs, a été tenté. Je me souviens avoir vu dans une ville d’Italie un film où l’Enfer de Dante était mimé avec une intelligence et un sens plastique qui respectaient la Divine Comédie. Quant à l’action du cinéma, je rappellerai seulement que notre ami Dormoy s’en servit comme d’un auxiliaire persuasif dans sa belle campagne municipale.

Tout ceci a été fort bien compris par un groupe de militants libertaires, syndicalistes ou individualistes qui viennent de fonder une société sous ce nom : le Cinéma du Peuple. Il s’agit de choisir parmi les films existants ceux qui méritent d’être retenus, d’en créer d’autres selon un esprit d’éducation sociale et d’ouvrir aussi des salles où seront donnés des spectacles dignes d’être offerts au peuple. Et vraiment, il n’y aurait qu’à se féliciter de cette initiative et à applaudir si les novateurs ne manifestaient certaines tendances capables de nous inquiéter. Ils annoncent, dans leurs statuts, leur intention de rester « en communication avec les groupements divers du prolétariat qui sont basés sur la lutte de classe et qui ont pour but la suppression du salariat par une transformation sociale économique », mais ils oublient « la conquête des pouvoirs publics » et ce n’est pas une omission involontaire, car ils s’interdisent dans un autre paragraphe « toute action et propagande électorale » et, s’ils réclament dans leur manifeste, la clientèle des Bourses du Travail, des Coopératives, des groupes d’Études, des Syndicats, ils oublient de faire appel aux groupes socialistes. Nous ne pouvons donc leur donner notre adhésion, car nous serions exposés à les voir prêcher, quelque jour, l’abstention et publier des films antivotards. Ceci ne nous empêche pas, d’ailleurs, de leur souhaiter bon succès, et, sans doute, nos camarades des municipalités socialistes auront parfois profit à consulter leurs catalogues.

Mais je voudrais qu’une entreprise semblable fût tentée dans un sens nettement socialiste. Si quelques camarades du Parti, au courant des questions cinématographiques, voulaient fonder une société pour faciliter la propagande artistique, morale et sociale par l’image, ils ne feraient pas, j’en suis persuadé, une mauvaise opération financière et rendraient un service signalé à la cause de l’art social.