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Léon Rosenthal, militant, critique et historien d'art

Art, métier et tradition, L’Humanité, « L’Actualité artistique », 4 novembre 1913, p. 4.

M. Lucien Magne, architecte érudit et de grand talent, donne depuis plus de quinze ans, à l’École des Arts et Métiers et à l’École des Beaux-Arts, un enseignement hardi et fécond. Il y travaille à réconcilier artistes et artisans, l’esprit novateur et la tradition. Pour élargir le champ de son action, il a résolu de publier sa doctrine et, par un livre sur le Décor de la pierre, il inaugure une série de neuf ouvrages qui seront consacrés à définir « l’art appliqué aux métiers ».

Tout n’est pas, assurément, inattaquable dans les idées de M. Magne. Comme tous les esprits hardis, il est capable de formuler des théories hasardeuses ou de concevoir des haines injustifiées. Pour expliquer, par exemple, les cannelures qui strient la colonne dorique grecque, il veut que l’architecte, à l’imitation des Égyptiens, ait essayé d’y évoquer l’idée d’un faisceau de tiges, hypothèse ingénieuse sans doute, mais bien artificielle. Pourquoi ne pas admettre, selon l’explication traditionnelle, que l’artiste ait cherché, par des saillies et des rainures verticales, à souligner le jet, la puissance du support et à écarter toute impression d’écrasement ?

M. Magne professe une hostilité fondamentale contre l’art romain ; il le nie délibérément et ce n’est pas un faible sujet de surprise que de le voir constamment passer de la Grèce à Byzance et au Moyen Âge, rayant de l’histoire l’activité des maîtres du monde antique. Tous ceux qui, à Rome, au musée du Vatican ou du Latran, ont étudié de près ces admirables fragments de sculpture décorative romaine, tour à tour puissante et délicate, d’une imagination inépuisable, tous ceux qui, sans aller à Rome, ont simplement feuilleté les planches de l’album où M. Gusman a réuni les plus remarquables de ces merveilles, s’étonneront que, sur cent soixante images de son ouvrage, M. Magne n’en ait pas consacré une à un art aussi digne de méditation.

Je regrette enfin que M. Magne ait cru devoir terminer son livre par une attaque violente contre le ciment armé dont Pascal Forthuny exposait naguère aux lecteurs de l’Humanité le rôle désormais essentiel dans l’architecture contemporaine. Cet anathème, fort heureusement, ne détournera pas les architectes de l’usage d’un matériau souple, solide, bon marché, propre à réaliser les programmes qu’impose la vie contemporaine, et M. Magne eût mieux fait d’expliquer dans quel esprit et par quelles méthodes le ciment armé était susceptible de recevoir une décoration.

Il me hâte d’en finir avec ces chicanes et d’en venir à l’essentiel de la doctrine de M. Magne. L’introduction dans laquelle il l’a résumée, présente un ensemble de vues d’une netteté extrême, d’une parfaite simplicité, d’une évidence telle, qu’on s’étonne que leur vérité soit encore si universellement ignorée. L’art, proclame M. Magne, doit être considéré « non comme une manifestation de luxe, mais comme une nécessité sociale, capable d’élever l’homme au-dessus des misères quotidiennes et de lui procurer de pures jouissances qui appartiennent à tous, sans distinction et classe ni de fortune ». Dès lors, il n’y a pas lieu d’établir entre les différents arts une hiérarchie. C’est le génie qui marque l’ouvrage et non pas sa destination.

L’artiste qui veut faire œuvre originale doit constamment consulter la nature vivante, source éternelle d’inspiration. Mais, pour préserver sa personnalité, il n’est pas nécessaire, il est même dangereux qu’il ignore le travail de ses prédécesseurs et reste étranger à la tradition. La tradition n’est redoutable qu’à ceux qui l’interrogent servilement et qui copient les formes du passé au lieu d’en interroger l’esprit. L’imitation de formes dont le sens a disparu aboutit à la ruine de l’art. L’artiste, au contraire, qui essaye de comprendre la manière dont les artistes anciens ont interprété la nature pour tenter, à son tour, une interprétation nouvelle, tire de cette enquête libre un double bénéfice. Il s’initie aux procédés techniques et n’est plus exposé à consacrer un temps et des efforts inutiles à chercher des problèmes depuis longtemps résolus. Il reçoit, d’autre part, des suggestions incessantes.

L’artiste ne peut faire abstraction de la matière dans laquelle sera exécuté son projet. Cette matière a des lois, elle se prête à des travaux, à des effets déterminés ; elle reçoit la lumière d’une manière spéciale. Voici deux fragments décoratifs inspirés du chardon ; mais l’un est exécuté en pierre, il est modelé grassement et se détache sur un fond qui met en valeur le relief ; l’autre est en fer forgé ; ici, les silhouettes seules comptent et sur un fond ajouré, c’est un dessin nerveux qui séduit l’œil. Il importe donc que l’artiste soit initié aux métiers, il ne peut ignorer l’artisan et l’artisan, à son tour, exécuterait mal un projet dont il serait incapable de reconnaître l’économie. L’œuvre est le résultat d’une intelligente collaboration.

Toute œuvre d’art appliqué doit être adaptée à sa destination. Une poignée de porte ne répondra à son objet que si rien ne peut y meurtrir la main qui la saisira. Le choix de la matière dépendra des nécessités du programme. Une même matière sera traité différemment, selon les circonstances particulières. Cette poignée et ce heurtoir ont la même destination, et ils sont tous deux en métal, et sont tous deux inspirés de la rose de Noël ; mais la poignée est appliquée sur une grille à jour, et le heurtoir sur une porte massive, le parti pris en sera donc différent.

Étudier la nature et la tradition, connaître les matières et les métiers, tenir compte des destinations, voilà, n’est-ce pas, des règles élémentaires, et peut-être, pensez-vous qu’elles ne valaient pas la peine d’être formulées. N’oubliez pas, alors, que ces lois évidentes sont à chaque instant violées. Les industriels ignorent les artistes et ceux-ci vivent loin des artisans. Nous avons besoin de reprendre l’alphabet de l’art et nous devons notre reconnaissance à ceux qui se consacrent à cet apostat.