code_galerie Chroniques de l"Humanité, Site Léon Rosenthal

 

 

Léon Rosenthal, militant, critique et historien d'art

Le Salon d’Automne, L’Humanité, « L’Actualité artistique », 18 novembre 1913, p. 4.

Le voici donc rouvert ce Salon [d’Automne] dont des colères ridicules prétendait exiger la fermeture au nom de l’art, soi-disant outragé. Il est vivant et bien vivant pour le plus grand bénéfice de l’art français dont il élabore les destinées prochaines et, avec une crânerie qui l’honore, il n’a rien retranché de son programme ; devant les clameurs, il n’a pas reculé. Nous allons y retrouver la cohorte fiévreuse de ceux qui cherchent, qui se trompent souvent, qui trouvent quelquefois, et qui essayent de suivre le mouvement vertigineux de notre société contemporaine qui, elle aussi, n’est-ce pas, cherche, oscille et divague.

Les cubistes

Et nous y revoyons les cubistes, aussi inaccessibles que par le passé, escortés d’autres révolutionnaires dont les noms sont moins répandus. Ce qu’ils poursuivent, nous le devinons mal ; sont-ils tous d’accord ? Évidemment non. On les traite parfois de réactionnaires parce que, à travers toutes leurs outrances, ils paraissent vouloir restaurer le culte de la géométrie. Autant que j’en puisse juger, ils prétendent produire des œuvres qui puiseraient en elles-mêmes leur intérêt, sans essayer d’imiter les formes, les aspects et les effets de la vie, ils veulent qu’on regarde leurs tableaux comme des arabesques ou des tapis auxquels on demande uniquement d’être agréables et il est, de ce point de vue, dommage que leurs travaux nous apparaissent si dépourvus d’agrément ; ils sont travaillés aussi par ce besoin que manifeste la peinture, à l’heure actuelle, de restituer aux images la solidité que l’impressionnisme avait fait disparaître. Les impressionnistes ont fixé les sensations les plus délicates ; ils nous ont présenté une sorte de voile éclatant où flottaient des nuances raffinées. Nous sommes, aujourd’hui, où nous nous croyons fatigués de ces séductions. Elles nous paraissent inconsistantes ; nous voulons qu’on nous présente la nature avec ses espaces, ses forces, ses surfaces, ses volumes. Les volumes, voilà le grand mot du jour. Donner sur la toile l’impression parfaite comme tangible des corps solides avec leurs trois dimensions : hauteur, largeur, profondeur, suggérer le volume, voilà le problème technique que l’on poursuit par tant de chemins de traverse. Les cubistes, parmi d’autres désirs, sont obsédés par celui-là. Je n’ose affirmer que leurs frénésies soient complètement vaines et je tire mon sentiment des œuvres de quelques artistes qui ne sont pas sans lien avec eux mais qui se tiennent dans des régions plus humaines, par exemple M. Voguet, dont les tableaux présentent, avec du talent, d’indéniables qualités de construction.

La tendance décorative

Ce sens de la construction, MM. Picart-Ledoux et Asselin le marquent, parmi d’autres, dans l’étude de la figure humaine. D’autres le portent dans le paysage ou dans les compositions les plus diverses ; il s’y joint un parti pris de simplification. En somme une orientation vers les qualités et les fins décoratives domine la jeunesse présente. Cette orientation, nous devons nous en féliciter ; si la société tout entière évolue selon nos désirs, les fortunes particulières, celles qui permettent à un individu d’acquérir pour sa jouissance personnelle des œuvres d’art nombreuses et coûteuses, de constituer des intérieurs qui sont des palais et des collections plus riches que les musées publics, ces fortunes, dis-je, sont destinées à s’atténuer et à disparaître. Les collectivités, au contraire, que nous voyons chétives et misérables, obligées de lésiner sur les dépenses essentielles, réduites le plus souvent à des installations d’aventure, ces collectivités, au contraire, grandiront et deviendront riches. Les écoles, les bibliothèques, les hôpitaux, les salles municipales verront augmenter leurs dotations ; les palais du peuple, les sièges de syndicat, les lieux de réunion éducative et récréative surgiront de toute part. Les œuvres d’art de tout ordre y trouveront leur place pour la joie de tous ; mais, avant tout, l’art nécessaire s’associera au travail de l’architecte pour donner aux parois une parure digne.

Voici des compositions faites uniquement pour le repos des yeux. L’esprit n’y est pas intéressé. Elles ont un prétexte biblique, mythologique ou antique ; Bethsabée par M. Lombard, la Toilette de Vénus de Flandrin et la laborieuse composition de M. Vallotton. Ailleurs, ce n’est pas une simple tendance. L’artiste a travaillé pour une destination précise, ainsi M. Gaudissart, dans son panneau les Dons et les Souhaits, peint pour compléter un ensemble dont nous avions naguère signalé la première partie. M. Dusouchet, dont le talent est si visiblement fait pour couvrir les murailles, présente un grand carton de tapisserie, d’une noble et ample allure, parfaitement adapté aux vues décoratives. Le mouvement est si fort qu’il entraîne les artistes les moins disposés en apparence aux longues pensées. M. Laprade dont les heureux dons et la négligence affectée nous ont, tant de fois, irrités et séduits, expose des cartons de tapisserie et une tapisserie tissée d’après lui à Aubusson.

Des peintres qui avaient conquis la notoriété comme impressionnistes ont eu le beau courage de renoncer à la manière qui leur avait valu le succès et rien n’est plus intéressant que le spectacle donné par M. Lebasque dans son effort de renouvellement. M. Ottmann s’est roidi dans un effort semblable au point d’y sacrifier de  jolis dons de sensibilité qui, fort heureusement, reprennent leurs droits, à présent, dans son art transformé. Un artiste doué comme M. Manguin pour les colorations vibrantes plie à ces règles son beau talent ; sa Baigneuse est une des plus heureuses pages de ce Salon [d’Automne].

Le paysage donne une confirmation de cette tendance. Il n’y a plus, pour ainsi dire, d’étude spontanée, un coin de nature présenté tel quel ; partout ce sont des pages étudiées, construites, aux lignes voulues, aux masses plus ou moins simplifiées. Le paysage classique l’emporte, de nouveau, sur le paysage d’impression. Les tempéraments les plus divers se soumettent à ces lois ; elles s’appliquent à MM. Peské, Lemordant, Wilder, Carlos Reymond, comme à MM. Bacqué, Mainssieux ou Claude Rameau ou Kœnig. Les techniques les plus éloignées y concourent. La même observation s’étend aux natures mortes, qu’elles soient groupées par MM. Ch. Guérin ou Rougeot, par Mmes Chauchet-Guilleré ou Agutte.

L’orientation vers la vie

Si la tendance décorative a de quoi nous plaire, il en est une autre que j’appelle depuis longtemps de tous mes vœux, c’est celle par laquelle les peintres, renonçant aux préoccupations uniques de l’art pur, s’apercevront qu’ils sont des hommes et travailleront à faire, à la fois, œuvre belle et œuvre humaine. Cette tendance, il me semble qu’elle commence à se dessiner. Près de M. Renaudot, peintre délicat des intimités élégantes, d’autres artistes cherchent à peindre la vie qui les entoure et y trouvent le meilleur emploi de leur talent, ainsi M. Ottmann, ainsi M. Charlot chantre des paysans du Morvan, ainsi M. Challié qui, sur le motif le plus simple, a écrit la page vibrante et fraîche que nous reproduisons ici.

Le sentiment de la vie s’exalte chez quelques étrangers, chez M. Tarkhoff qui célèbre la maternité ; chez Mme Muter, peintre des misérables.

L’observation prend un aspect ironique chez M. Chapuy ; elle s’amuse au jeu des foules chez M. Balande. Mais M. Doucet apporte une gravité et un recueillement quasi-religieux à représenter la soupe dans une famille d’ouvriers.

Peindre pour exprimer ses convictions, quelques peintres catholiques en donnent l’exemple : tels M. Desvallières ou M. Maurice Denis, dont le talent original et la foi ont renouvelé le thème traditionnel de l’Annonciation. Pourquoi laisser aux catholiques seuls le courage de s’affirmer ? Nos convictions modernes ne se prêtent-elles pas à l’art ? Une grande pensée peut soutenir un grand ouvrage et M. Hodler, le célèbre maître suisse, en donne ici un remarquable exemple. La page immense, destinée à être fixée sur une muraille, où il représente le serment unanime des Suisses, a une tension, une violence par lesquelles se traduit une conviction véhémente : ces hommes ont des corps d’athlètes et, pour lever la main étendue, ils font un plus grand effort que s’ils soulevaient des rochers. C’est qu’ils font, en effet, un effort plus considérable, puisqu’ils prennent l’engagement de vivre et de mourir unis et libres.

J’abandonne à regret la peinture. J’aurais voulu parler encore des paysages norvégiens de M. Diriks, de la fantaisie toujours jeune et étincelante de M. Chéret, des portraits de MM. Lepape, Lavery, Domergue-Lagarde ou Borchardt. Je voudrais aussi pouvoir analyser les très remarquables dessins de MM. Lemordant, Voguet ou Howard.

La sculpture

La sculpture présente bien, elle aussi, quelques tentatives excentriques, mais elle offre surtout une série de statuettes de l’art le plus prenant et le plus raffiné. Quel joli ensemble on ferait en rapprochant dans une seule salle la Puberté de M. Dejean, la chaste statuette de M. David, la Jeunesse de M. Popineau, le buste de fillette de M. Marque, dont la pendule et les chenets sont l’erreur d’un homme de grand talent, la Bretonne de M. Quillivic, la Berrichonne de M. Baffier, la Fileuse et le Mineur du maître Bouchard ! On y joindrait encore le buste de M. Halou, le bas-relief de M. Camille Lefèvre, le Zébu et l’amusant Ours endormi de M. Navellier, et l’on aurait de quoi défendre la cause de la sculpture française contemporaine.

Je poursuivrai, mardi prochain, dans une « actualité artistique » supplémentaire, l’examen de cette importante manifestation et, dès à présent, les reproductions des admirables terres vernissées de Metthey qui accompagnent cet article, laissent prévoir l’intérêt qu’offrent les envois des « artistes décorateurs », c’est-à-dire de ceux qui associent directement le souci d’art aux objets nécessaires à notre vie.