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Léon Rosenthal, militant, critique et historien d'art

Les arts de la vie au Salon d’Automne, L’Humanité, « L’Actualité artistique », 25 novembre 1913, p. 4.

Le Salon d’Automne donne une image fidèle de l’effort qu’accomplissent à l’heure présente les artistes créateurs pour orner et anoblir notre vie. Cela produit des résultats très inégaux. Pour la production du bibelot, de l’objet de luxe, du vase précieux, nous avons des maîtres dont les œuvres sont de toute beauté, universellement admirées. S’il s’agit, au contraire, de l’agencement des intérieurs, de la construction du mobilier, du choix des tapis, des tentures, nous traversons une période d’enfantement, période d’une fécondité extrême, mais qui n’est exempte d’erreurs ni de tâtonnements.

L’objet précieux

Nos céramistes ont interrogé toutes les civilisations, ils ont expérimenté toutes les techniques et, selon la vraie règle des novateurs valables, ils ont greffé sur les traditions leur originalité. MM. Decœur et Lenoble continuent, comme les Chinois, à demander au feu le hasard heureux des belles coulées qui vibrent sur les vases. M. et Mme Massoul s’inspirent surtout de l’Égypte et se complaisent à de beaux bleus profonds, mais ils interrogent aussi l’Orient arabe. M. Dhomme, séduit par les jeux francs et chauds des faïences scandinaves, en reprend avec plus de raffinement les harmonies.

Au moment où M. Metthey a débuté, les céramistes étaient hypnotisés par l’Extrême-Orient, dont Carriès, Chaplet et M. Delaherche découvrirent les secrets. M. Metthey s’éprit des faïences de la Perse et de Rhodes que l’on admirait comme un art mort et il rouvrit à la céramique un domaine immense. Les poteries grand feu produisaient des effets intenses, mais l’artiste n’en était jamais absolument maître et il n’est pas possible d’inscrire les tons magnifiques dans un dessin, dans un modelé déterminé. M. Metthey a ressuscité des techniques grâce auxquelles il peut dessiner, composer, utiliser des motifs en relief. Son succès s’atteste par les imitateurs, il est le seul à ne pas être satisfait de ses formules et la vitrine admirable qu’il expose au Salon d’Automne témoigne de ses recherches incessantes et son désir perpétuel de rénovation.

Pour le verre, il semblait après Gallé que toute originalité fût épuisée. Il a suffi pour trouver du neuf de chercher dans d’autres directions. Les décors en émaux sur un verre translucide, technique traditionnelle, ont permis à M. Marinot de parler un langage original. Les verreries de M. Lerche, les cristaux métallisés de M. Habert-Dys, montrent ce que l’on peut espérer d’une matière fragile et inépuisable.

M. Scheidecker s’est avisé d’ajourer des plaques de métal, et de cette idée ingénieuse il a tiré le parti le plus varié. Je ne crois pas qu’à aucune époque, on ait patiné les métaux avec plus d’habileté que ne le fait M. Dunand, qui sait conserver aux matières dures leur solidité et leur robustesse en les revêtant du décor le plus raffiné.

La décoration des intérieurs

Jusqu’ici, nous n’avons rien rencontré qui provoque la discussion. Tout change, dès que nous abordons le domaine des artistes qui travaillent à la décoration des intérieurs. Ici, nous sommes en pleine bataille, et deux camps s’opposent avec violence. Les adversaires s’entendent sur un seul point, c’est qu’il est ridicule et absurde de continuer à imiter servilement les styles du passé et, sur ce point nous sommes aussi d’accord avec eux. Mais, par quoi remplacer des copies du Louis XV ou du Louis XVI ?

Il faut, disent les « meubliers », créer des meubles qui, sans rompre avec les traditions, soient à la fois de forme rationnelle, de construction logique, d’aspect harmonieux et adaptés exactement aux besoins de notre époque. Les beaux bois de notre pays, les essences précieuses des terres tropicales, travaillés selon leurs lois, assemblées avec soin, ordonnés par un dessinateur qui sera un architecte et un homme de goût, seront à la fois des objets utiles et des compagnons agréables d’existence. Autour de ces meubles, tout l’intérieur s’harmonisera.

Il faut, ripostent les « ensembliers », nous délivrer de la tyrannie du bois. Il ne s’agit pas d’avoir des meubles équilibrés et logiques, mais d’avoir des appartements séduisants, chauds décors dans lesquels il fera bon vivre : les tentures, les tapis, les bibelots, les coussins, les pendules et les lampadaires y tiendront leur partie. Les meubles naturellement seront du chœur, mais ils n’usurperont pas le premier rôle. On ne les admirera pas pour eux-mêmes. Leurs lignes se déformeront, leurs masses se modifieront pour rester dans l’esprit général. Des ornements, des formes bizarres pris isolément concourront à un effet original ou piquant. Surtout, n’analysez pas le détail, ne vous scandalisez pas de telle pendule rouge, de telle commode obèse ou de tel fauteuil adipeux. Savourez l’impression d’ensemble, sans chicaner sur les moyens qu’on a pris pour vous séduire.

Où réside la vérité ? Il semble bien qu’elle soit surtout du côté des meubliers. Un beau meuble harmonieux donne à l’œil et à l’esprit des joies durables. Un meuble difforme, quelque excuse subtile qu’on trouve pour en justifier les gibbosités, est irritant dès la première minute, et, à supposer qu’on l’excuse tout d’abord, il deviendra vite insupportable. Regardez l’admirable bibliothèque-vitrine que le maître Eugène Gaillard a construite avec une science technique parfaite et un goût qui joint au sens de la tradition française celui de la modernité, dites s’il ne deviendra pas pour celui qui aura le bonheur de le posséder un ami durable ? Regardez, au contraire, ce que nous offrent les ensembliers et essayez de supputer ce qui en restera dans quelques ans, lorsque la mode aura varié ses caprices.

D’ailleurs, est-il exact qu’on ne puisse composer d’ensemble qu’en sacrifiant le meuble ? La réponse nous est fournie par le salon de M. Dufrène, qui associe à des meubles très étudiés un ensemble délicat où le plaisir n’enlève rien à la logique. La chambre d’enfant de M. Gallerey, que nous reproduisons ici, n’est-elle pas, avec des éléments de structure sobre et saine, un ensemble adapté parfaitement à la vie des enfants ? M. Selmersheim a fait un ensemble où le bois est presque l’élément unique. Du même élément, M. Le Bourgeois tire un parti tout différent.

Je suis sensible à la délicatesse, à la rareté du goût de MM. Ruhlmann, Nathan, Süe, Huillard, Mare ou Groult, je suis frappé de leur ingéniosité, mais j’admire leurs boudoirs ou leurs chambres à coucher comme des décors de théâtre. Non seulement je ne m’y vois pas installé, mais je me demande s’il est vraiment beaucoup de nos contemporains qui y soient tout à fait chez eux. Nous renonçons au Louis XV parce qu’il ne répond plus à notre civilisation. Allons-nous habiter chez Schéhérazade ou chez Nijinski ? Serons-nous à notre aise parmi ces coussins bariolés, ces boiseries rutilantes, ces couleurs aux tons intenses brutalement opposés ? Quelle mine feront nos costumes ternes, étriqués au milieu de ces fanfares fastueuses ?

Et puis cela est trop parfaitement composé. Si l’on déplace un meuble ou un coussin, si l’on a le malheur de poser son chapeau sur une table ou de laisser traîner un journal ou un livre, voilà le charme rompu. Quand ces tentures se défraîchiront, il faudra modifier ou refaire la pièce. L’ensemble est opprimant. Il ne pourrait convenir, à la rigueur, qu’à des milliardaires s’installant dans leur hôtel, décidés à faire revenir tous les six mois le tapissier, et pourvus d’assez d’abnégation pour éviter dans tous leurs gestes des dissonances fâcheuses.

J’ajoute, pour atténuer ce réquisitoire, que les ensembliers auront contribué à nous rendre plus exigeants pour l’établissement de nos demeures et qu’ils ont ramené le goût aux couleurs vibrantes et sonores, au moment où nous avions tendance à nous évanouir dans le gris. D’ailleurs, j’aperçois dans les deux camps des signes précurseurs d’une conciliation possible. À côté d’intransigeants comme M. Mare, il y a des ensembliers qui font des concessions visibles et cherchent à se dégager de Munich et des Ballets russes pour rendre à leurs mobiliers quelques-unes des vertus françaises. Dans l’autre camp, on se soucie davantage de décor et de présentation, et cette tendance même peut paraître parfois, chez M. Follot ou M. Jallot, quelque peu excessive et prend les aspects d’une défection.

À tout prendre, il y a ici une surabondance d’invention. Il faudrait examiner chaque envoi isolément, discuter par exemple les conceptions de M. Francis Jourdain inspirées des théories de Ruskin, analyser l’effort des Nancéiens Gauthier-Poinsignon ou Majorelle, étudier la cheminée de M. Quénioux, envisager le rôle des peintures décoratives. M. Jaulmes en a de tout à fait remarquables. Il faudrait aussi suivre les travaux de ceux qui renouvellent les tissus de tenture (Mlle Lalique, M. Quénioux, les artistes de Rambouillet, etc.) et dire la délicatesse exquise des broderies et rideaux de M. Coudyser…

J’arrive au terme de cet article ; j’aurais voulu étudier l’exposition organisée par l’Art à l’école : projets curieux de bons points, d’estampes murales, cartons de fresques tout à fait remarquables de M. Henri Marret. Je n’ai parlé ni de la savoureuse exposition de l’art populaire russe, où éclate le génie d’une peuple enfantin et raffiné, fastueux et fruste, doux et barbare ; ni de Bonhommé, ni de l’exposition des maquettes de décors et costumes du théâtre des Arts, capital et cohérent effort de rénovation esthétique ; ni de l’exposition du Livre. Comment peut-il se faire que des gens soient assez aveugles pour nier cette vitalité si complexe et pour réclamer, parce qu’ils n’ont pas aimé quelques peintures, la suppression d’une institution si féconde ?