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Léon Rosenthal, militant, critique et historien d'art
Il est, en Europe, deux collections : le musée Poldi Pezzoli, à Milan, et la galerie Wallace, à Londres, que l’on ne visite jamais avec indifférence et qui laissent, à ceux qui les ont vus, un long souvenir de charme inexprimable. Sans doute, on y admire des merveilles, pourtant il est des musées plus riches dont la curiosité a moins d’attrait. Ce qui place ceux-ci à part et leur crée une séduction exceptionnelle, c’est qu’ils vous font oublier qu’on est dans un musée public, surveillé par des gardiens, fréquenté par des touristes, désert et mort quand il n’est pas envahi par des passants. Ils vous donnent l’illusion d’être reçus dans une demeure vivante. Le maître du logis n’est pas là, mais son goût est présent : tout ce qui s’offre à la vue participe à une pensée commune. Tel meuble, tel bibelot a été choisi pour parfaire un ensemble. Une âme harmonieuse préside à la création de ces foyers d’art.
Cette sensation délicieuse, dont quelques salles du musée de Cluny peuvent nous donner une idée imparfaite, nous la goûterons désormais à Paris. Le Musée Jacquemart-André sera demain, ainsi que le musée Poldi Pezzoli et la Collection Wallace, avec lesquels il peut facilement rivaliser, un de ces temples élus où les fervents d’art du monde entier nourriront leur sensibilité et laisseront un peu de leur cœur.
Fils d’un banquier, M. Édouard André, avait fait, comme officier, les campagnes d’Italie et du Mexique quand il abandonna l’armée. Désormais, il consacra toute son activité à enrichir les collections qu’il abritait dans un hôtel, construit expressément pour les recevoir, et, quand il eut épousé Mlle Nélie Jacquemart, peintre de portraits réputée, les deux époux poursuivirent ensemble le même dessein avec une passion et un goût semblables. Les trésors qu’ils accumulaient, ils mettaient à les garder un soin presque farouche. Peu de personnes étaient admises à visiter leur hôte, encore certains salons étaient-ils absolument inaccessibles. Cet égoïsme n’était qu’apparent et lorsque, l’année dernière, Mme André, qui avait survécu à son mari, mourut à son tour, sans avoir, à l’avance, laissé deviner ses intentions, la lecture de son testament révéla qu’elle léguait sa fortune entière à l’Institut de France chargé de conserver et de rendre accessibles à tous les trésors mystérieux jusqu’alors.
Par une stipulation formelle, Mme André exigeait que rien ne fût modifié à l’agencement de son hôtel : tableaux, sculptures, mobiliers, bibelots posés sur les tables, devaient garder la disposition qu’elle leur avait assignée. Cette volonté a été respectée et, selon son désir, c’est chez Mme Jacquemart-André que nous serons reçus lorsque nous visiterons ses collections dans sa maison toujours imprégnée de la personnalité de ceux qui l’ont constituée.
Mon intention n’est pas ici de tenter l’énumération de tout ce qui, au musée Jacquemart-André, est digne de retenir l’attention. J’espère trouver, à d’autres moments, le loisir d’étudier, partie par partie, les morceaux capitaux de la collection. Je me bornerai, aujourd’hui, à indiquer, brièvement, l’intérêt qu’elle offre aux amateurs et aux érudits et, aussi, l’utilité qu’elle présente pour les ouvriers d’art.
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Tout d’abord, quelques indications pratiques. Le Musée Jacquemart-André est au 158 boulevard Haussmann, non loin de la statue de Shakespeare. Il y aura, le jeudi, des entrées payantes, au prix d’un franc. Le dimanche, l’entrée sera libre et gratuite, de une heure à quatre. De plus, les étudiants, professeurs, élèves de l’École des Beaux-Arts ou de l’École des Arts Décoratifs, les ouvriers d’art, tous ceux qui s’intéressent, professionnellement ou par goût, aux questions artistiques pourront, en en faisant la demande par écrit au conservateur (M. E. Bertaux, au musée), recevoir une carte d’étude qui leur donnera l’accès du musée, le dimanche, de 10 heures du matin à une heure de l’après-midi. Un catalogue, élaboré avec une science discrète et sûre par M. Bertaux, et enrichi de 48 reproductions bien choisies et bien venues, sera mis en vente au prix de deux francs, au musée même ou chez l’éditeur Bulloz, 21, rue Bonaparte.
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Le Musée Jacquemart-André présente à l’érudit et au curieux deux séries essentielles, l’une sur la Renaissance italienne, l’autre sur le XVIIIe siècle français. Le XVIIIe siècle français est représenté avec une richesse et surtout une variété extraordinaires. Tableaux dus aux maîtres les plus célèbres ; statues, statuettes, bustes et médailles par lesquels se témoigne l’art de tous les sculpteurs illustres de cette époque – le marbre de Falconet, La Gloire de Catherine II, que nous reproduisons est un beau morceau, parmi d’autres aussi remarquables – ; meubles de toute destination, horloges, cheminées de marbre, chenets, appliques ; porcelaine de Sèvres et des pays germaniques (Saxe, Vienne, etc.), argenterie, bibelots précieux (montres, boîtes, etc.) ; vases à monture ciselée, comme l’admirable modèle de Clodion, dont l’image figure ici ; reliures, tapisseries, tapis, boiseries mêmes et plafonds. L’art du XVIIIe siècle revit sous tous ses aspects. Sans doute nous n’apprenons rien que Versailles ou le Louvre nous aient laissé absolument ignorer, mais je ne sais si ailleurs l’impression est aussi complète et provoquée par une aussi pure sélection.
La Renaissance italienne, XVe siècle et première partie du XVIe siècle, sera pour eux qui n’ont pas été en Italie une révélation véritable. Elle ouvrira des horizons que le Louvre laisse à peine entrevoir. Elle rappellera à ceux qui ont traversé les Alpes, les émotions ressenties au musée du Bargello, à Florence au musée Correr, à Venise, et même à ces curieux informés, elle donnera, outre des joies nouvelles, un complément certain d’information. La grande salle, où sous des plafonds à caissons, près des portes de marbres sculptés, palpitent marbres, terres cuites émaillées de Florence, de Sienne, de Venise, où rêve le Jeune héros inconnu, dont nos lecteurs admireront l’expression de fierté, de grandeur et d’inquiétude juvénile, bas-relief hier ignoré et qui, demain, sera célèbre ; cette grande salle, dis-je, meublée de tables de pierre d’Istrie et de sièges de bois sculptés, est peut-être, à l’heure présente, le lieu du monde où la poésie du XVe siècle italien exhale son parfum le plus pénétrant. Des peintures vénitiennes, padouanes ou florentines, d’une qualité rare, concourent à fortifier cette impression.
À ces deux grands groupes s’ajoutent des pièces capitales de la plupart des civilisations. Des ivoires du XIVe siècle, une page des Heures du maréchal de Boucicaut, des émaux de Limoges, des portraits par Corneille de Lyon, des médailles du XVIIe siècle jalonnent l’histoire de l’art français. De même, pour l’Italie, le bel ensemble que nous venons d’évoquer est suivi d’œuvres de tout ordre, échelonnées du XVIe au XVIIIe siècles, parmi lesquelles des pages de grande séduction et une extraordinaire Réception de Henri III, de Tiepolo.
D’émouvants tableaux de primitifs flamands, des tapisseries, des toiles de Rubens et Van Dyck rappellent la Flandre, et la Hollande, elle aussi, est représentée par ses protagonistes, Rembrandt, Franz Hals, Van Goyen ou Ruysdael. La grande école de portraitistes qui, de Reynolds à Lawrence, a illustré l’Angleterre est là, avec des toiles de tous les maîtres. Murillo, Goya soutiennent l’honneur de l’Espagne.
Quoi encore ? L’antiquité égyptienne, des terres cuites grecques, des marbres, des bronzes grecs ou gréco-romains et l’Orient prestigieux : lampes de mosquée, faïences hispano-arabes, cuivres d’Égypte ou de Perse, suite choisie de porcelaines de Chine, des jades, du cristal de roche. J’avais promis de ne pas faire une énumération : je m’excuse… j’ai été submergé.
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Faut-il, à présent, insister sur l’intérêt qu’offrira un tel musée à ceux qui font œuvre ou métier d’art ? Ils y trouveront des exemples de premier ordre, des suggestions inattendues. Le mobilier italien du XVe siècle est, à lui seul, capable de déterminer une éclosion d’œuvres originales. Il s’entend : ici, comme ailleurs, il ne s’agit pas de copier le passé, mais d’en tirer une excitation pour répondre aux besoins de notre société, comme les maîtres de jadis répondirent aux besoins de leurs contemporains. L’harmonie qui règne entre toutes les manifestations du XVIIIe siècle français fournira, espérons-le, une double leçon : elle montrera le profit que recueillent artisans et artistes à travailler selon des préoccupations communes et le bénéfice que chaque objet retire de son accord avec une pensée dominante. Elle rendra plus sensible le désaccord entre cette civilisation admirable mais périmée et notre existence contemporaine. Dans ces salles si homogènes, où notre présence seule introduit une dissonance, les gens de goût s’en rendront compte facilement : nous ne sommes pas chez nous ; donc il est absurde d’essayer de faire revivre, par des copies serviles, un décor auquel nous sommes devenus tout à fait étrangers.
Le Musée Jacquemart-André s’ouvre au milieu d’un enthousiasme universel. Quand ce bruit sera apaisé, il demeurera, joyau incomparable, sanctuaire du Beau, capable de provoquer un jaillissement de nouvelle Beauté.