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Léon Rosenthal, militant, critique et historien d'art
Il y a quelques mois, Roger Marx publiait un livre retentissant, l’Art social, dont j’essayais de résumer ici les idées généreuses et la doctrine. Jeune encore, en pleine activité, nul ne pouvait prévoir qu’il disparaîtrait si rapidement, arraché par la mort aveugle à l’affection des siens et à l’œuvre à laquelle il s’était consacré.
Sa vie, brève et si remplie, donne un exemple remarquable d’unité et de continuité, dans un effort fécond. Mêlé tout jeune au mouvement artistique, il y apporta, dès la première heure, avec une singulière lucidité, des vues qu’il développa par la suite sans s’en écarter jamais. L’art lui apparaissait comme la forme supérieure de l’activité humaine, et il le voulait vivant ainsi que l’esprit humain. Les doctrines, les traditions d’école, les formules étaient, à ses yeux, des étais sur lesquels la médiocrité s’appuie, mais dont les esprits libres ne s’embarrassent pas et que rejette la spontanéité du génie. En tout et partout, il recherchait la manifestation originale, témoignage de ce jaillissement perpétuel, de cette jeunesse éternelle de la nature, hors desquels il n’y a que redites stériles ou que décadence.
Cet art, doué de vie et sans cesse renouvelé, il ne lui assignait pas un domaine spécial ; il l’associait étroitement à toutes les manifestations de notre être. « Rien sans art » était sa devise. Il revêtait, dans ses aspirations, de formes magnifiques, tout ce que l’homme imagine ou façonne. Il consacra sa vie à défendre l’art vivant, parure de la cité libre.
Ceux qui l’ont connu savent jusqu’à quel point ce souci était intime et profond chez lui. Son esprit toujours tendu ne savait, à aucun moment, se distraire de ses préoccupations ; même aux heures de repos, même à la table familiale, il n’oubliait guère son apostolat. Il meurt un peu d’avoir vécu d’une façon trop intense. Son activité, multiple dans ses formes, s’est dépensée, sans compter, pour un objet unique. Administrateur, mêlé très jeune à la direction officielle des beaux-arts, il profitait de l’autorité, des occasions d’agir que lui donnaient ses fonctions, pour défendre et propager ses idées. Écrivain raffiné, très soucieux de l’écriture, il n’a pourtant jamais pris la plume que pour soutenir ses croyances. Semant, de tous côtés, notices, préfaces d’expositions, articles ou études, il a paru, parfois, s’éparpiller ; mais quand on aura réuni ses écrits dispersés, on reconnaîtra qu’il forme un solide et cohérent faisceau. Rédacteur en chef de la Gazette des beaux-arts, il l’a marquée de son esprit.
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Roger Marx était doué d’une sensibilité exquise et d’un goût unique. Plus d’un artiste illustre l’a consulté et a, sur ses indications, modifié une esquisse, développé une conception ou a pris, grâce à lui, conscience de sa personnalité. Il savait surtout, à un degré extraordinaire, reconnaître dans les premiers essais d’un jeune homme, à travers les scories, les inexpériences, les maladresses, le balbutiement et les gages de talent, voire de génie. Avant tous, il a deviné Carrière ; il n’est pour ainsi dire pas un des esprits originaux parus dans ces trente dernières années auquel il n’ait porté le mot fraternel et le premier encouragement. Il poursuivait cette enquête révélatrice avec une obstination infatigable. Suivant les Salons, les expositions grandes ou petites, ne négligeant rien, heureux quand il avait découvert un artiste et encouragé une vocation. Doué, d’ailleurs, d’une mémoire prodigieuse, n’oubliant rien de ce qu’il avait examiné, ne perdant plus de vue ceux auxquels, une fois, il s’était intéressé.
Avec la même divination, il épiait les tendances neuves, le flux, sans cesse modifié, des courants artistiques. Il avait vu s’épanouir et triompher l’impressionnisme, mais la part qu’il avait prise à cette victoire ne le retenait pas en arrière, et ne le rendait ni étranger ni hostile aux impulsions actuelles. Il les scrutait avec le désir ardent de dégager la part de vérité qu’elles apportent toutes et les aidait à s’affirmer. Persuadé, ainsi que Renan, que nul n’est volontairement absurde, il ne voulait pas qu’on condamnât aucune manifestation, si inintelligible qu’elle pût, d’abord, apparaître. Il faisait un large crédit à l’esprit humain.
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Sa clairvoyance n’était pas contemplative. Il n’en jouissait pas en dilettante. Tempérament combatif, il défendait avec ardeur les idées et les hommes. Persuasif, tenace, multipliant les attaques et les démarches, capable de tenir tête à l’opinion et au pouvoir, il se dépensait sans ménagement, insoucieux des ingratitudes prévues, n’escomptant que le triomphe de la vérité. Il fut le champion de Carrière, de Rodin, de Puvis de Chavannes dans des luttes qui ne sont pas toutes oubliées. En 1900, les artistes officiels membres du jury de l’Exposition décennale, avaient écarté, en bloc, tous les impressionnistes. Roger Marx, chargé d’organiser la Centennale, répara cette injure qui rayait de la liste des artistes française ceux qui en étaient alors la plus pure gloire. Il incorpora les impressionnistes à la Centennale et, par un choix suggestif et perspicace d’œuvres, il montra combien ils étaient dans la tradition française, illustrée à chaque génération, non par des travaux d’école, mais par des ouvrages spontanés et originaux.
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La préoccupation essentielle de Roger Marx fut de faire participer le plus grand nombre aux joies qu’il éprouvait si vivement lui-même. Les campagnes fructueuses qu’il engagea pour la réforme du timbre-poste, de la monnaie, pour la rénovation de la médaille, pour la diffusion de l’estampe originale n’étaient que des épisodes d’une entreprise plus vaste. Cette entreprise, qu’il préparait encore quand il déterminait la création de la Société de l’Art à l’école, ne tendait à rien de moins qu’à doter notre société contemporaine d’un décor de beauté, conçu et exécuté pour elle, selon les besoins de la démocratie.
Il croyait fermement à l’unité de l’art, travaillait à rapprocher l’artisan de l’artiste, ne voulait reconnaître d’autre hiérarchie que celle des talents. Il avait contribué à faire admettre l’art appliqué dans les Salons annuels et consacré de magnifiques pages à des maîtres ouvriers, à des céramistes, à Émile Gallé.
Il espérait beaucoup de cette Exposition internationale de l’art appliqué, dont il avait lancé l’idée, qu’il aurait dû diriger et qu’il ne verra pas. Il savait qu’elle provoquerait des réalisations heureuses, qu’elle solliciterait des initiatives et des talents, que la concurrence entre les nations se tournerait en un bénéfice universel. Il escomptait encore davantage : il était persuadé que cette exposition mettrait en lumière tout ce que le progrès du machinisme actuel peut pour la diffusion des beaux modèles répandus à un prix peu élevé. Il aspirait de toutes ses forces à cette communion du génie et des foules capable d’embellir la vie humaine et de réaliser la démocratie.
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L’activité de Roger Marx avait suscité des admirations nombreuses et des sympathies qui furent éloquemment formulées par Anatole France. Elle lui avait valu, par contre, des animosités véhémentes. Les artistes officiels, les médiocres en possession de notoriété, les partisans de routines qualifiées à tort de traditions, détestaient ce champion du talent original et de la vie. Il n’ignorait pas ces colères et poursuivait son œuvre. Il disparaît au milieu du bon combat ; d’autres reprendront la lutte et, pour moi qui m’honore de lui avoir été uni par les liens de la parenté et de l’affection, je ne cesserai ici de m’inspirer de son exemple et de sa mémoire.