code_galerie Chroniques de l"Humanité, Site Léon Rosenthal

 

 

Léon Rosenthal, militant, critique et historien d'art

La crise de la gravure de reproduction, L’Humanité, « L’Actualité artistique », 3 février 1914, p. 4.

On divise d’ordinaire les graveurs en deux groupes : les graveurs originaux qui sont les auteurs des dessins qu’ils interprètent, et les graveurs de traduction qui appliquent leur talent à répandre des œuvres qu’ils n’ont pas, eux-mêmes, créées. Les graveurs originaux peuvent être, à certains moments, très recherchés ; ils peuvent, en d’autres circonstances, être délaissés quelque peu par la mode ; mais la valeur de leur art ne peut être contestée et aucun procédé mécanique ne saurait rendre inutile leur effort.

Il n’en est pas de même pour les graveurs de reproduction. Le développement de la photographie, la création et la multiplication de procédés de reproduction photomécaniques, les uns très grossiers mais d’un prix dérisoire, les autres d’une extraordinaire finesse, leur ont porté un coup terrible. Dernièrement nous rappelions que l’Institut, pour sauvegarder la gravure, avait été obligé de transformer ses règlements et d’accorder désormais aux graveurs originaux les encouragements qu’ils réservaient auparavant aux reproducteurs. Ces derniers, cependant, ne veulent pas disparaître. Aquafortistes, graveurs au burin, graveurs sur bois, ils disent, et ils ont raison, qu’à côté de la littéralité, de l’exactitude aveugle du procédé mécanique, il y a place pour l’interprétation intelligente et qu’ils sont capables de donner à leurs travaux une saveur d’art que n’atteindra jamais la machine. Sans doute, mais c’est à condition de bien accentuer leur originalité, de ne pas lutter sur le terrain où la machine sera, nécessairement, victorieuse. Dans une récente exposition de la gravure sur bois, au Cercle de la Librairie, on voyait des gravures faites selon le procédé en honneur depuis cinquante ans, procédé « de teinte » ou « d’interprétation », et qui ne différaient guère, par l’aspect, d’une photographie un peu grise. De telles estampes sont condamnées : beaucoup plus coûteuses que le procédé mécanique, d’une réalisation plus lente, elles sont destinées à disparaître. Au contraire, d’autres planches avaient été entaillées « en fac-similé » selon la technique traditionnelle. Le bois fouillé pour rendre les blancs, ménagé pour indiquer les traits, donnait des indications plus sommaires, plus franches aussi. Ici, on sentait bien qu’on n’était pas en présence d’une reproduction littérale. L’audace, le bonheur de l’interprétation simplifiée donnaient des sensations artistiques. Un tel art mérite de subsister. La gravure que je reproduis ici et qui est un chef-d’œuvre d’un grand artiste français du XVIe siècle, Geoffroy Tory, suffit à montrer les ressources d’un procédé qui doit à ses contrastes mêmes sa netteté et sa vigueur.

J’ajoute qu’il est tout un domaine aujourd’hui fort délaissé où les graveurs français excellèrent jadis et qui suffirait à rendre à la gravure son éclat, si les artistes ne s’en montraient pas dédaigneux. Je veux parler des applications décoratives. Des lettres gravées, des en-têtes et des encadrements de pages, des culs-de-lampe, des fleurons, des billets de faire-part, des cartes de visite, des cartes d’annonces fourniraient aux graveurs un travail intéressant s’ils consentaient à s’y livrer et s’ils ressuscitaient le goût dans le public. À eux de se rendre nécessaires ; plus leurs efforts seront variés, plus leurs chances de succès seront grandes et mieux ils serviront la cause de l’art.