code_galerie Chroniques de l"Humanité, Site Léon Rosenthal

 

 

Léon Rosenthal, militant, critique et historien d'art

Trentième Salon des Artistes indépendants, L’Humanité, « L’Actualité artistique », 3 mars 1914, p. 4.

Les Juifs errants de l’art – La recherche de l’absolu – L’élaboration esthétique – Progrès de la tendance humaine

La voilà donc, cette vaillante société obligée d’avancer la date de son exposition et contrainte à une pérégrination nouvelle. On l’a vue au Cours-la-Reine, aux Tuileries, sur le quai d’Orsay : cette année, elle est campée devant l’École militaire, sur l’emplacement de l’ancienne Galerie des Machines, assez à l’aise puisqu’elle a pu renoncer à la disposition fatigante d’une enfilade de quarante salles en un boyau unique pour s’ordonner en groupements harmonieux. Où sera-t-elle l’an prochain ? Trente ans de succès, trente ans de services rendus à l’art n’ont pu lui assurer la sollicitude des gouvernements et un domicile fixe.

Oubliée par les pouvoirs publics, la Société des Indépendants est aussi, trop souvent, victime de l’ingratitude des artistes mêmes qui lui doivent le début de leur notoriété. Il est facile de dédaigner les honneurs et la fortune, quand ni la fortune ni les honneurs ne vous sont offerts ; il est plus malaisé de garder cette attitude héroïque quand elle peut vous causer des préjudices effectifs. Bien peu sont restés fidèles à leur premier champ de bataille. Tous les ans se produisent des défections nouvelles. Les autres groupes se fortifient par les succès de leurs membres. Celui-ci en est appauvri. L’étonnant, c’est que, malgré tant d’éléments contraires, l’institution reste vivace et ses expositions intéressantes.

Or, les expositions des Indépendants sont toujours intéressantes et celle-ci n’est pas inférieure à ses devancières. C’est ici qu’on peut le mieux prendre contact avec les inquiétudes, les espérances, les fièvres qui travaillent les esprits novateurs ; c’est ici qu’on peut surprendre le talent naissant, qu’il est permis aussi de former quelques conjectures sur ce que sera l’art demain.

Tout d’abord, les dons abondent. Il est prodigieux que parmi tant d’exposants – ils sont environ douze cents –, il y en ait si peu dont les envois ne présentent aucune parcelle d’intérêt. Dans les pages les plus maladroites, on sent tout au moins le plaisir de produire. Ailleurs, une valeur juste, un ton qui chante, une indication heureuse, laissent deviner sous l’ignorance, la gaucherie, les instincts délicats. Les amateurs, qui forment la grande majorité des exposants, trouvent tous une distraction élevée dans leurs essais. Un encouragement leur est dû pour la noblesse de l’effort et pour leur bonne foi.

Il en est, dont les ambitions fiévreuses font, depuis plusieurs années, scandale : cubistes, orphistes, synchromistes, futuristes. Je me suis interdit de parler d’eux tant que je ne serais pas parvenu à les comprendre. À ma grande confusion, cette année encore, ils me condamnèrent au silence. Ils paraissent plus nombreux que jamais, plus variés aussi dans leurs formules : ils ont abordé le domaine de la sculpture et de la sculpture polychrome. Je les suppose parfaitement sincères, car ils sont trop pour qu’aucun d’eux espère se distinguer personnellement par ses outrances. Il y a certainement, parmi eux, des artistes très doués. Je ne dis pas qu’ils emploient mal leur talent : je ne suis pas juge de ce qui m’échappe. Je regrette qu’ils ne daignent point s’abaisser jusqu’à ma compréhension.

Pour nous consoler, voici, de toutes parts, des artistes plus accessibles et dont il est aisé de suivre le travail. Ils marchent, depuis plusieurs années, dans des directions qui paraissent sûres où, peu à peu, on les voit progresser. Cette année-ci n’est pas, évidemment, très différente de celle qui l’a précédée, l’art ne se métamorphose pas d’une façon si rapide, mais des orientations s’accentuent et, si je ne m’abuse pas, ces orientations ont lieu de nous satisfaire. Chez tous les peintres, il y a souci d’une facture pleine, à la fois lumineuse et solide. Chez le plus grand nombre, il y a perpétuité des ordonnances rythmiques, préoccupations décoratives. Enfin, ces recherches techniques qui, pendant trop longtemps ont paru absorber toute l’activité des novateurs, s’associent ou se subordonnent, chez certains d’entre eux, au désir de célébrer la vie humaine, de participer au labeur, aux tristesses et aux joies de la cité et ces derniers sont, à ma grande satisfaction, beaucoup plus nombreux que les années passées.

J’aborderai prochainement l’examen des œuvres les plus caractéristiques. Dès aujourd’hui, j’ai le plaisir de présenter au public trois pages très étudiées, exécutées avec amour, d’après des conceptions réfléchies. M. Roustan, qui est par ailleurs un remarquable paysagiste, est un des rares artistes de ce temps qui  manient la lithographie en couleurs. Ses Marguerites sont un exemple de la sûreté délicate avec laquelle il use d’un procédé qu’il a renouvelé. M. Barat-Levraux applique les ressources d’un beau métier, le goût d’une exécution savoureuse et grasse à l’expression d’une scène intime : des enfants s’ébattent près de leur mère qui coud, c’est une image de bonheur. Chez M. Deltombe, enfin, les instincts de composition se développent pour soutenir une volonté de décoration monumentale. L’ambition de M. Deltombe est de donner à la peinture un caractère décoratif sans rien abandonner des richesses de la couleur et de la vie. Rien, dans ces trois morceaux, qui sente la négligence ou l’improvisation. La génération qui s’affirme à l’heure présente, manifeste une volonté d’élaboration, une défiance de l’impression primesautière, par quoi elle réagit, avec quelques exagérations peut-être, contre la spontanéité de l’impressionnisme et par quoi elle est digne tout au moins d’arrêter notre attention et notre sympathie.