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Léon Rosenthal, militant, critique et historien d'art
Les doléances que j’ai exprimées hier concernent surtout la peinture. La sculpture, au contraire, a bénéficié de circonstances favorables. Quand la Société Nationale [des beaux-arts] s’est constituée, elle ne réunit, tout d’abord, qu’un très petit nombre de statuaires. Pendant plusieurs années, la section de sculpture parut secondaire, sacrifiée. D’ailleurs, elle était présentée, dans des conditions matérielles particulièrement défavorables et il fallait, chez les artistes, de l’héroïsme ou de l’abnégation pour se contenter des espaces qui leur étaient offerts. Peu à peu, cependant, cette section disgraciée s’accrut ; elle vit, contre toute vraisemblance, se grouper autour d’elle des concours nouveaux. L’attention se porta sur elle, on se préoccupa de l’organiser d’une façon plus digne. À présent, elle est adulte, elle compte et elle a une physionomie.
C’est que, tout d’abord, elle s’est construite autour de Rodin, dont le génie puissant et hardi, nourri de toute la science traditionnelle et perpétuellement rénové, encourageait tout effort sincère pour exprimer directement la vie. Près de lui, Desbois donnait l’exemple d’une imagination sensuelle, d’un beau et souple métier. Et Bourdelle, dont la personnalité intense s’impose à tout ce qu’il modèle, montrait quel est le prix d’un tempérament, fût-il incomplet, fût-il étrange, et conseillait aux artistes de dépouiller toute convention pour être eux-mêmes.
À ces forces s’ajouta l’activité bienveillante de M. Lenoir. Ce grand artiste, chez lequel s’épanouissent des qualités toutes françaises : vérité, élégance, sensibilité discrète, originalité et mesure, porte un intérêt actif à toutes les tentatives nouvelles, si éloignées soient-elles de ses propres conceptions et, avec une liberté parfaite et un exquis discernement, il s’efforce de grouper, à la Société Nationale [des beaux-arts], les maîtres de demain.
De là, le grand intérêt de la section de sculpture. Elle témoigne des efforts cohérents, méthodiques et heureux par lesquels des sculpteurs novateurs, répudiant des doctrines périmées, constituent à l’heure présente un système nouveau de traduction du corps humain. Regardez une statue faite par un artiste quel qu’il soit, qui ait vécu depuis la Renaissance, avant ces dernières années. Quel que soit le tempérament du sculpteur, il se sera appliqué, avec élégance, avec puissance, avec délicatesse, à faire deviner, sous l’épiderme, la construction anatomique de l’individu. Les têtes des os, les attaches des muscles, les masses de ces muscles mêmes seront tantôt soulignées, tantôt évoquées. D’une façon appuyée ou discrète, l’artiste aura fait preuve de science. Regardez, au contraire, les statues de nos imagiers du Moyen Âge : allez au musée du Trocadéro, où l’on a groupé une série incomparable de chefs-d’œuvre ingénus, les œuvres n’accuseront plus des connaissances anatomiques, mais avec une spontanéité, une force de conviction invincible, elles vous donneront la suggestion, la sensation de la vie. C’est cette spontanéité que les sculpteurs visent de nouveau aujourd’hui. Ils renouent par-delà les enseignements plus récents, qu’ils répudient, une tradition vénérable. Près des œuvres qu’on admirait il y a trente ans, leurs statues ont une allure moins précieuse, moins complexe, parfois un peu massive, mais elles ont aussi leur élégance, leur souplesse, elles sont souvent nobles, elles sont saines. C’est de l’art de plein air, de l’art qui ne se redoute pas, qui réclame la grande lumière du jour. Il semble que, par-delà le public actuel, de telles œuvres appellent les âmes et les cœurs simples, la démocratie réelle que nous attendons. Voilà pourquoi nous nous attachons à l’admirable statue dans laquelle le maître Bartholomé a déployé le sentiment intense qu’il a de la forme féminine épanouie et chaste. Voilà pourquoi la statuette de bronze nerveuse de M. Dejean, les statues de MM. Halou ou Lamourdedieu, le bas-relief de M. Popineau doivent nous arrêter.
Parfois, la lutte contre une matière aux exigences spéciales, bois, granit, pierre de pays, oblige l’artiste à simplifier sa facture, parfois son tempérament l’entraîne aux traductions abrégées, frustes, quasi archaïques, neuves cependant, et notre sympathie va aux tentatives de MM. Toussaint ou Bourgoin. Le portrait bénéficie de ces recherches. Il en reçoit une ampleur et un style ; ainsi, le buste exposé par M. Halou, l’effigie de Naudin par M. Cornu, les bustes d’une saveur si particulière de M. Bourdelle. Le buste de Groussier, qu’expose M. Lamourdedieu, nous arrête doublement, car nous aimons le modèle et la façon dont il a été traduit. De telles recherches trouveront leur application parfaite lorsqu’au lieu de s’intéresser uniquement à la plastique ou au portrait, elles se feront sensibles et s’associeront à notre vie. Déjà M. Dejean, dans une statuette de marbre, surprend la toilette d’une Parisienne, et M. Quillivic, dont l’art jaillit d’un instinct puissant et sincère, personnifie l’île de Sein, mélancolique et sauvage, battue par les orages et par les flots dans cette figure de Bretonne grave, triste et singulièrement attachante. La sculpture aura accompli sa mission complète lorsqu’en exaltant en nous la splendeur de la forme, elle saura aussi traduire nos idées, nos passions, nos rêves et qu’elle sera pleinement humaine.