code_galerie Chroniques de l"Humanité, Site Léon Rosenthal

 

 

Léon Rosenthal, militant, critique et historien d'art

Le Salon de la Nationale, L’Humanité, « L’Actualité artistique », 14 avril 1914, p. 4.

Encore un mot sur la sculpture – Quelques peintres – La gravure.

Les deux statues qui sont ici reproduites comptent, je l’ai dit hier, parmi les plus significatives du Salon de la Nationale [des beaux-arts]. M. Bartholomé, l’illustre auteur du Monument aux morts, a modelé cette figure avec la puissance grave et l’ampleur sobre qui caractérisent ses œuvres. Par le titre qu’il lui a attribué, il a désiré qu’on y vît qu’une étude plastique, mais il lui est impossible de séparer la plastique de la vie et ceux qui seront séduits par les formes harmonieuses de cette Femme appuyée sur une stèle y sentiront aussi l’évocation discrète de la mélancolie et de l’amertume des tristes souvenirs.

Très jeune encore, M. Quillivic a su, après tant d’autres, qui célébrèrent la Bretagne, trouver des accents nouveaux pour glorifier la terre qui l’a nourri et qu’il aime. C’est dans la pierre même des écueils et les landes, c’est dans le granit, rebelle aux pensées mièvres, mais favorable aux conceptions épiques, qu’il taille, d’un ciseau âpre, ses statues où la Bretagne peut reconnaître son âme, à la fois rude et tendre, sauvage et candide.

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Je craindrais de fatiguer le lecteur en répétant, au sujet de la section de peinture, des doléances que j’ai maintes fois développées. Comme les années précédentes, les parois sont accaparées par des maîtres qui, s’ils avaient plus de soin de leur gloire, renonceraient, pour la plupart, à exposer. Les jeunes artistes, les représentants des tendances nouvelles sont en très petit nombre et très mal placés. Il y a, je n’en disconviens pas, un nombre considérable d’œuvres intéressantes par elles-mêmes ou par les signatures qu’elles portent, mais il est impossible de tirer d’une visite en ces salles, une conclusion ou des vues générales sur le mouvement actuel de l’art qui s’y laisse à peine soupçonner et l’on m’excusera d’abréger cette partie de mon examen.

Je me contenterais donc de signaler quelques apports importants : parmi les nus, une figure très séduisante de M. Morisset et une figure sans agrément, mais de facture pleine d’accent, par M. Saglio ; parmi les paysages, les études parisiennes de MM. Bauche et Oberteuffer, les paysages de neige de MM. Charlot et Alhazian, les vues délicates de M. R. Lemonnier, les compositions de M. Lepère, les sites italiens de M. Bernard Harrison. Mme de Boznanska est, assurément, une des plus remarquables portraitistes de l’heure présente. Dans une atmosphère enveloppée et comme assoupie, elle nous présente moins les traits que la physionomie morale de ses modèles. M. Aman-Jean porte dans le portrait ses dons incomparables de poésie. M. Guiguet analyse l’enfance avec acuité. Regardez aussi les portraits peints par Mme Marie Villedieu, Mme Babaian, M. Fraye, et les effigies, d’une facture si particulière, si étrangère à nos méthodes et tout à fait intéressantes de M. Bieler. Comparez trois conceptions différentes de la nature morte chez Mme Galtier-Boissière, MM. Karbowsky et F. Olivier. M. Lucien Simon est revenu à ses chers Bretons et déploie, à conter les menus épisodes de leur vie, son talent toujours nerveux de narrateur prestigieux et sincère. Nous nous sommes familiarisés avec les procédés de M. Zuloaga ; s’il ne nous surprend pas, il continue à nous attacher par son art intense, puissant et inégal. De ses quatre toiles de cette année, la plus contestable est celle qui représente M. Maurice Barrès dans la campagne de Tolède. La Femme au perroquet et les Toréadors de village sont, au contraire, de belle venue, et le portrait de cardinal est, à la fois, un tour de force et de facture et une effigie caractérisée avec une extraordinaire vigueur.

La peinture capitale du Salon, c’est la série des panneaux décoratifs de M. Maurice Denis. Depuis plusieurs années, M. Maurice Denis nous offre le spectacle d’un artiste en pleine possession de son talent – je n’ose employer un terme plus fort –, d’un artiste qui a trouvé le meilleur emploi qu’il pût donner à ses facultés et qui créé pour décorer les murailles, semble enfanter les œuvres spontanément. Capable de développer les thèmes païens et les mystères chrétiens, M. Maurice Denis a une fraîcheur d’imagination incomparable, une spontanéité naïve. Tout, pour lui, est jeune, riant et printanier et il a su constituer, pour traduire ses sentiments, le langage le plus original et le plus approprié. Il a pris, pour prétexte des panneaux qu’il expose, un épisode de l’Odyssée, mais il n’est nul besoin de s’embarrasser d’érudition pour admirer ces peintures où l’on voit, près d’une mer sereine, dans un ciel radieux, jouer des jeunes filles qu’anime le bonheur de vivre.

Donnons un hommage aux morts, à Hochard, qui caractérisa, non sans brutalité, les types provinciaux et ecclésiastiques ; à M. Havet, qui eut des instincts discrets de poète ; à Gaston La Touche, dont on a recueilli, en deux salles, les pages les plus brillantes, les plus séduisantes, sans se soucier de nous rappeler qu’avant de chanter les fêtes galantes, les parcs sous l’automne doré, les cygnes et les satyres, il donna au réalisme une remarquable contribution.

Et maintenant, si vous me demandez ce qu’il y a de vraiment nouveau dans la peinture de ce Salon, après vous avoir fait admirer la justesse et la délicatesse des gammes de M. Chapuy dans ses Bords de la Marne, je vous signalerai une grande toile tout pleine d’inexpérience, mais riche aussi d’instincts, d’aspirations de peintre-né, En Arcadie, par Mme Mary Degen, je vous dirai, et je n’y aurai nul mérite, car son succès est général, que M. Dufresnes a affirmé dans son Retour de chasse des qualités originales, tumultueuses, étranges, qu’il avait déjà manifestées auparavant dans d’autres œuvres moins complètes, que désormais, il a pris rang parmi ceux que l’on doit compter et je vous conduirai enfin devant deux compositions sobres, presque timides, mais achevées, complètes en leur genre, qui vous interdisent d’oublier désormais le nom, déjà cher à quelques amateurs, de M. Henri Georget. Que si vous insistez et désirez savoir où va la peinture, à l’heure présente, je vous montrerai la Femme à la toilette de M. Ottmann, dont l’Humanité a reproduit la toile Chez la modiste, exposée aux Indépendants. Là, l’artiste était entouré de compagnons qui luttaient autour de lui, ici, il apparaît isolé, fourvoyé. Les Indépendants sont encore ouverts jusqu’à la fin du mois. Retournez aux Indépendants.

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Je suis retourné voir les gravures et je persiste dans ma première impression. Je regrette la petite salle où, les années dernières, le public, sans doute, ne se pressait pas, mais où les graveurs étaient si bien chez eux. Ils étaient là comme en famille ; ceux qui venaient les voir savaient qu’une estampe se savoure à loisir, silencieusement. On peut donner à une toile, à une statue un coup d’œil rapide, d’un regard on en peut embrasser la beauté. Une estampe est plus exigeante : il faut s’y reprendre à plusieurs fois. Ce qui en fait le prix, ce sont mille intentions, mille sacrifices, des effets voulus, d’heureux hasards. Elle est le résultat d’une lutte entre l’artiste et les matières. Si vous ne cherchez pas à pénétrer les phases du combat, elle n’est plus pour vous qu’une image plus ou moins séduisante. Pour qui veut la connaître, il est impossible d’en négliger le métier.

Appliquons-nous, malgré le désordre, les heurts irritants, le bruit de la foule indifférente, à l’examen de quelques-unes de ces pages. Elles dénotent, pour la plupart, une étonnante dextérité ; mais, fort heureusement, chez un très grand nombre d’entre elles, la virtuosité est discrète et se plie à traduire le sentiment ou l’idée. La gravure de reproduction est à peine représentée, mais elle l’est par des morceaux exceptionnels. M. Coppier a tenté, par le burin et l’eau-forte, de restituer la Cène de Léonard de Vinci. Restituer et non pas reproduire littéralement. L’œuvre, on le sait, est fort endommagée, des travaux prudents en ont arrêté la dégradation sans essayer, et il faut s’en féliciter, de lui rendre son intégrité primitive. M. Coppier a pensé qu’il était légitime à un artiste d’entreprendre ce qui est impossible à la photographie, ce qui est un crime de la part du restaurateur qui opère sur l’œuvre même ; à l’aide des dessins de Léonard, à l’aide de copies anciennes, il a imaginé ce que fut la Cène, lorsqu’au couvent de Sainte-Marie-des-Grâces, elle fut, pour la première fois, livrée à l’admiration des Milanais et à la vénération des fidèles. C’est donc une interprétation ; elle est fort remarquable, hardie en quelques parties et, si je ne me trompe, dans l’ensemble fort juste. La Cène y retrouve un accent qui s’est un peu perdu dans les reproductions aveulies qui circulent de par le monde.

M. Jacques Beltrand, par la gravure sur bois en couleurs a, de son côté, interprété les compositions de M. Maurice Denis, sur les Fioretti de Saint-François d’Assise. M. Maurice Denis avait, dans ses aquarelles, épousé d’une façon admirable, la naïveté, la sensibilité, les élans du texte franciscain. Jamais illustration ne s’adapta plus intimement au récit qu’elle devait souligner. M. Jacques Beltrand a su conserver cette fleur de poésie ingénue sans en laisser évaporer le parfum. L’alliance de M. Pératé, qui a traduit la prose italienne, de M. Denis et de M. Beltrand fait de l’ouvrage auquel ils ont collaboré un joyau unique.

Les graveurs originaux sont en majorité des aquafortistes. Le paysage, d’ordinaire, les attire. M. Béjot traduit les quais des villes avec une précision cursive et légère ; M. Beurdeley, timide et sensible, effleure la planche et évoque les heures indécises. Trois jeunes artistes, MM. Kayser, Vergé-Sarrat et Léopold Lévy, ont consulté Dürer et Rembrandt et essayent d’être modernes en s’appuyant sur de fortes traditions. D’autres artistes visent au grand, et l’on serait plus sensible à l’envergure de MM. Gobo et Hallo s’ils n’évoquaient trop directement le souvenir de Brangwyn. Voici encore les âpres et vigoureux paysages de M. Dauchez et une manière noire de M. Prouvé. La gravure sur cuivre en couleur n’est guère représentée que par M. Malo-Renault, vous savez déjà avec quelle maîtrise. MM. P.-E. Colin et Laboureur s’expriment sur des modes fort différents, par le bois. M. Jacques Beltrand ne se contente pas d’être un parfait interprète, il a, ainsi que son frère M. Camille Beltrand, de précieux camaïeux. M. Pierre Roche, enfin, poursuit la série des gypsographies, gravures en relief, dont la technique complexe convient à son tempérament tourmenté. Que de talent, que de soins déployés sur ces feuilles de papier ! On les admirera encore lorsque la presque totalité des peintures de ce Salon seront détruites, disparues ou oubliées.