code_galerie Chroniques de l"Humanité, Site Léon Rosenthal

 

 

Léon Rosenthal, militant, critique et historien d'art

L’Exposition d’Art décoratif britannique, L’Humanité, « L’Actualité artistique », 28 avril 1914, p. 4.

Réflexion préliminaires

L’Exposition des Arts Décoratifs de Grande-Bretagne et d’Irlande est ouverte, au pavillon de Marsan (107, rue de Rivoli), jusqu’au mois d’octobre (gratuite le dimanche). Vous irez la visiter. Elle s’adresse à tous ceux qu’intéressent la vie et la civilisation du peuple anglais, à ceux qui suivent le mouvement des industries d’art ; elle est particulièrement importante pour les ouvriers de toute corporation qui sont sensibles aux questions techniques et au beau métier. Je ne doute pas que cette visite vous soit agréable et pleine de profit. Pourtant, j’en ai peur, au premier moment, vous serez surpris et déconcertés. Il y a quelques années, ceux qui abordaient, au Salon d’Automne, cette fameuse exhibition de Munich, qui a détraqué tant d’esprits, éprouvaient, certes, une impression d’étonnement profond ; mais, séduits, inquiétés ou révoltés, ils se sentaient, dès le vestibule, en présence d’un effort énorme, d’une force neuve, puissante et barbare. Cette sensation violente, l’exposition anglaise ne vous la donnera pas. Vous aurez d’abord une vive déception : vous chercherez en vain les objets curieux, fruits d’une imagination rénovatrice, vous ne découvrirez pas les marques de recherches ou de luttes. Tout vous apparaîtra ancien, l’atmosphère vous semblera confinée et vous vous demanderez si vous ne vous êtes pas fourvoyé dans quelque musée archéologique. Ne vous pressez pas de porter un jugement : vos sensations premières sont fausses, un examen plus attentif et un peu de réflexion vous en convaincront.

Les œuvres que l’on a groupées ici ont été créées pour orner la vie d’un peuple qui est, sans doute, notre voisin immédiat, mais qui, par son histoire, par ses prédilections, par son génie est infiniment éloigné de nous. Pour avoir l’intelligence des objets qu’il aime, il faut tenir compte de ses idées, de ses sentiments, il faut se rappeler comment se sont formés les artistes qui ont travaillé pour lui. Et c’est pourquoi, au seuil de l’exposition anglaise, avant d’y pénétrer avec vous, je voudrais vous donner quelques indications rapides, insuffisantes, sans doute, pour dissiper vos incertitudes, mais qui, du moins, serviront, je l’espère, à les abréger et à les atténuer.

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Connaissez-vous Oxford, c’est une petite ville paisible, riante et, avec Cambridge, un des deux centres intellectuels de l’Angleterre. Les étudiants anglais, qui appartiennent, pour la plupart, à des familles riches, y sont groupés dans des collèges qui sont comme des couvents laïques. Les jeunes gens qui y vivent sous la tutelle de leurs maîtres y reçoivent à la fois éducation et instruction. Ces collèges datent de plusieurs siècles et ils ont gardé leur aspect ancien, aspect toujours respecté et avec lequel s’accordent les constructions nouvelles. La grande salle de réfectoire où les portraits des parrains du collège semblent présider, avec les autorités, à la vie des étudiants, les salles de travail, les chapelles qui comptent parmi les exemples les plus remarquables des styles anglais, tout vous transporte très loin de notre temps et les murailles même, tapissées d’une vigne vierge qui prend, à l’automne, de magnifiques tons roux, les parcs aux pelouses vertes et aux arbres vénérables, collaborent à la physionomie originale et prenante de ces séminaires. La bibliothèque d’Oxford, le Bodleienno, une des plus riches du monde, est, elle aussi, installée dans un palais gothique et sa grande salle de travail a le caractère d’une nef de cathédrale.

C’est dans ce milieu, dans un de ces collèges, le collège d’Exeter, que se développèrent William Morris, l’initiateur du mouvement moderne d’art moderne décoratif anglais, ainsi que son ami et collaborateur, le peintre Burne-Jones, et c’est là qu’ils reçurent leur formation intellectuelle. Il y puisèrent l’admiration et l’amour pour les formes du passé, pour l’art gothique qui ne leur apparaissait pas comme le témoignage d’une civilisation morte, mais qu’ils voyaient vivre et fleurir autour d’eux. Ils s’imprégnèrent aussi de ce calme, de ce silence dont ils étaient entourés. Les sentiments qu’ils développèrent ainsi ne les éloignaient pas des tendances générales de leurs contemporains. Les Anglais ont gardé, avec un soin jaloux, des traditions, des usages et des formes plusieurs fois séculaires. Ils ont connu, sans doute, des révolutions, mais ces révolutions n’ont amené aucune rupture dans la continuité de leur existence historique. La cérémonie d’un couronnement, l’entrée annuelle du lord-maire de Londres portent, au plus haut degré, cette empreinte et il suffit d’avoir assisté à une séance de la Chambre des Communes et d’avoir vu le speaker coiffé de sa perruque siéger en robe dans sa chaire gothique pour deviner une mentalité où les soucis présents s’allient aux souvenirs anciens sans contradiction. Les Anglais, d’autre part, ont gardé, au milieu de la trépidation de la vie contemporaine et comme un refuge contre sa fièvre, non seulement le culte du home, du chez soi et de son confort mais, dans cet intérieur aimé, la tradition d’un luxe exempt d’exubérance et de tapage, formes grêles, couleurs crépusculaires, dont les mobiliers anciens conservés à Londres au musée de South Kensington indiquent le goût persistant. William Morris, dans son culte du gothique et dans son amour du silence, s’accordait donc bien avec les secrètes dispositions des Anglais.

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William Morris et Burne-Jones, d’autre part, avant de se livrer tout entier à l’art, avaient d’abord aspiré à la vie religieuse et c’est comme étudiants en théologie qu’ils vécurent ensemble à Oxford. Cette empreinte ne devait s’effacer jamais. Par là, ils portèrent dans leur apostolat artistique, avec un raffinement intellectuel extrême, un esprit religieux et mystique. La forme, les lignes, les couleurs et les volumes ne devaient jamais leur apparaître comme dotés d’un mérite indépendant, assez riche pour épuiser l’activité de l’artiste. Partout, ils mirent des intentions et des symboles. En ce point, encore, ils répondirent aux instincts d’un peuple chez lequel le sens plastique n’est pas naturel et qui porte à un degré extraordinaire le besoin de religiosité et le sens du mysticisme.

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Burne-Jones devait trouver, dans la peinture, le mode d’expression de son âme. William Morris, lorsqu’il eut renoncé à la théologie, fit l’apprentissage d’architecte et de peintre, mais l’œuvre à laquelle il se voua fut de la façon la plus générale, la rénovation de tous les arts de la vie. Il dut à la lecture d’un ouvrage de Ruskin, Les Pierres de Venise, la révélation de sa vocation. L’esprit enthousiaste qui, par ses convictions ardentes, par son éloquence passionnée, a exalté le sens esthétique de l’Angleterre et travaillé à la culture artistique du monde entier, se trouve donc aussi à l’origine de la régénération des arts industriels. Ruskin prêchait la haine de la science creuse et des formules vides, le mépris des académismes, il exaltait les siècles d’inspiration directe et libre. D’autre part, contre l’objet fabriqué rapidement, dans des usines, par des ouvriers surmenés, à l’aide de la machine aveugle, il préconisait l’association de l’artiste et de l’artisan, le retour aux vieilles et consciencieuses techniques.

Il y avait, dans les idées de Ruskin, une partie inattaquable, celle qui concernait l’émancipation du travailleur et le rapprochement intime entre celui qui conçoit l’œuvre et celui qui l’exécute. Il en était une autre, tout à fait contestable et chimérique, celle qui croit hostile au progrès le machinisme que, d’ailleurs, il est impossible de détruire. J’ai, à plusieurs reprises et dernièrement encore, à propos des verres de M. Lalique, dit les services que l’on peut attendre du machinisme bien entendu. Ruskin n’a pu le faire disparaître, non plus que les chemins de fer qu’il détestait et nous n’avons pas à regretter son impuissance. Du moins, à travers ses erreurs mêmes, ce qu’il poursuivait, c’était le respect du beau travail. Morris, qui adopta ses idées – avec quelques atténuations en ce qui concerne la proscription de la machine – donna comme condition essentielle à la production de l’objet usuel, une exécution loyale.

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En 1861, Morris fondait une maison d’industrie d’art dont la réputation devait devenir universelle. Entreprise singulière, dont le chef ne cherchait pas à faire de bénéfices et où il devait, au contraire, compromettre sa fortune. Il y régnait un esprit de fraternité dont toute la valeur n’apparaissait pas encore à Morris lui-même et qui ne se révéla que près de vingt ans plus tard, lorsque, étendant sa passion généreuse à la vie de la cité tout entière, William Morris s’affirma militant socialiste.

Ce que Morris fut, comme socialiste, l’espace me manque pour le définir ici. Les anciens abonnés de Pages Libres trouveront, s’ils en ont conservé la collection, dans le numéro du 19 août 1905, une excellente étude à ce sujet. Bientôt, d’ailleurs, notre collaborateur G. Vidalenc publiera un livre sur Morris, qui répondra à toutes les curiosités. Morris n’est pas le seul socialiste illustre associé au mouvement d’art anglais, puisque nos amis verront, au Pavillon de Marsan, l’original du célèbre dessin de Walter Crane, le Triomphe du Travail, que l’Humanité a naguère reproduit.

Ainsi, des influences extrêmement particulières et complexes, admiration pour le Moyen Âge, religiosité, respect du travail, enthousiasme socialiste, ont présidé à la création des œuvres exposées au Pavillon de Marsan. Je m’excuse de m’être attardé à un préambule qui m’est apparu nécessaire. Bientôt, nous procéderons à l’examen des séries dont nous avons essayé, par avance, de pénétrer l’esprit.