code_galerie Chroniques de l"Humanité, Site Léon Rosenthal

 

 

Léon Rosenthal, militant, critique et historien d'art

La sculpture au Salon des Artistes Français, L’Humanité, 9 mai 1914, p. 2.

On rencontre rarement, parmi les sculpteurs, des célébrités de mauvais aloi. Presque tous les artistes en possession de notoriété ont du talent ou du moins, s’ils sont fatigués, ils en ont eu. Nous pouvons leur reprocher une sagesse un peu terne, des conceptions mesquines ou ambitieuses, un esprit rétrograde ; il y a pourtant, presque toujours, dans leurs œuvres, à défaut d’inspiration, un témoignage de science ou de conscience. Il est juste de leur rendre un hommage que ne sauraient mériter les faux maîtres, prétentieux ou tapageurs, qui encombrent les salles de peinture. Pourtant nous les combattons, parce que leurs ouvrages, si réel qu’en soit le mérite, ont tout de même toujours quelque chose de conventionnel, parce qu’ils séparent l’art de la vie et surtout, parce que leur influence, sur la jeunesse, est dangereuse ou détestable.

Interrogez des sculpteurs de talent ; ils vous diront qu’ils ont été obligés, au sortir de l’École des Beaux-Arts, non pas de compléter l’enseignement qu’ils y avaient reçu, mais d’en secouer le fardeau. Sont-ils ingrats ou injustes ? Regardez, au Salon, vingt, trente figures nues, également insignifiantes, conçues avec le même esprit mesquin, exécutées avec une habileté presque semblable ; ces travaux insipides, que l’on pourrait attribuer, tous, au même auteur, ce sont les produits de l’École. L’originalité, dit-on, viendra plus tard. D’où vient qu’on n’en découvre, à présent, aucun germe ? N’existe-t-elle pas encore ou plutôt les premières manifestations n’en sont-elles pas, à l’École, contraintes et combattues ?

Il y a quelques mois, on avait proposé, comme sujet d’un des concours de l’École, Pénélope ; quelques-uns des concurrents, et les meilleurs, s’avisèrent de trouver, dans ce thème, autre chose qu’un prétexte à figure correcte ; ils imaginèrent d’évoquer réellement la Grèce homérique et de donner du caractère à leurs maquettes. Grande colère du jury ; le prix ne fut pas décerné et un manifeste officiel avertit la jeunesse du danger qu’elle courait à se laisser séduire par l’art archaïque. Ainsi, il y a un siècle, les membres de l’Institut accusaient Ingres, aux débuts de sa carrière, de faire rétrograder l’art à ses balbutiements primitifs.

« Ils font de l’archaïque, ils copient le gothique » ; tel est aujourd’hui le grand grief contre les novateurs. Il est vrai, pour réagir contre la tradition de l’École, les jeunes sculpteurs cherchent, dans le passé, des exemples et des soutiens. Qui pourrait les en blâmer ? Préférerait-on les voir se lancer, sans guides, dans l’inconnu ? On n’incrimine que leur sagesse, « mais, insiste-t-on, ils copient au dehors, ils n’ont ni la science, ni l’intelligence de l’antiquité primitive ou du Moyen Âge ». Ceux qui s’attardent à copier les Grecs du Ve ou du IVe siècle ou les Florentins de la Renaissance, le font-ils vraiment d’une façon si intelligente ? Surtout le font-ils par affinités de tempéraments ? Si les jeunes gens s’inspirent de l’antiquité archaïque, c’est d’abord parce qu’il y a là toute une source d’inspiration neuve et qu’à toute époque les progrès de la connaissance historique ont influé sur l’évolution de l’art. L’imitation de la Renaissance qui, aujourd’hui, est chose courante, fut d’abord une réaction contre l’art gréco-romain. D’ailleurs, dans la naïveté et dans la robustesse des conceptions archaïques, certains artistes voient des méthodes pour réaliser les idées décoratives dont ils sont hantés. L’admiration du Moyen Âge a moins besoin encore d’être justifiée. Ce n’est pas d’hier que d’excellents esprits ont invité les artistes français à rajeunir leur art en consultant une glorieuse tradition nationale. Que des idées politiques et religieuses se soient mêlées et se mêlent encore à cette question, cela nous importe fort peu. Il est évident, à qui réfléchit, qu’on risque moins de faire un art factice et mort en consultant les imagiers de notre Moyen Âge qu’en puisant ses exemples chez les Florentins et les Grecs.

Le Nicolas Rolin de Bouchard vous scandalise. C’est de la sculpture bourguignonne. Pourquoi pas ? Bouchard est bourguignon. On l’avait envoyé à Rome, mais il est revenu à son pays, il a retrouvé ses ancêtres ; il parle leur langage, quel mal à cela ? Il le parle à sa façon, et, si vous insinuez qu’il se livre à des pastiches, je vous mettrai au défi de trouver dans tout le répertoire des statues bourguignonnes ou françaises une seule figure taillée selon les procédés qu’il pratique. En admirant les artistes gothiques, c’est un style pour la pensée du XXe siècle que Bouchard est en train d’élaborer.

Voici le monument aux aviateurs de M. Gaumont ; on lui reproche quelques roideurs, une affectation égyptisante, et il y a, dans ces reproches, quelque part de vérité. Mais, si l’artiste a dépassé la mesure, c’est qu’il était entraîné par le besoin de caractériser fortement son ouvrage. Qu’il soit capable de se dégager, le joli petit groupe de bergers qu’il expose, d’autre part, frais d’inspiration et souple de facture, en est une garantie certaine

En réalité, les accusations d’archaïsme ou de gothique n’ont qu’une importance médiocre. Que nos artistes puisent, ici ou là, leur énergie, cela nous est tout à fait indifférent. Ce que nous leur demandons, c’est de créer un art qui réponde à nos besoins et, quelles que soient les origines de leurs formules, cet art ils sont en marche pour le réaliser.

La tendance décorative, le besoin de créer des œuvres pour le plein air, se manifestent dans l’Astronomie antique de Georges Mathey, la Pénélope de Poncin, la Statue funéraire de Morel, les figures d’Abbal, l’Ève de Roussel ; le modelé se simplifie, l’exécution se fait synthétique. Tant de sacrifices n’excluent pas la grâce, celle-ci apparaît exquise dans la figure que Fernand David a conçue pour orner un jardin. La Jeune fille au miroir de Mabrie, l’Avril de Max Blondat, participent à de semblables éloges. Le sentiment religieux dans la Vierge à l’Enfant par De Villiers, son raffinement exotique, dans les Fétiches de Hulin, trouvent également à s’exprimer par les méthodes nouvelles.

D’autres artistes sont moins épris de facture décorative, plus soucieux de traduire par des formes plastiques les spectacles de notre vie. M. Nivet, héritier spirituel de Millet, dégage, avec une grâce discrète, et sans cesser d’être véridique, la poésie de la vie des champs : sa Tricoteuse est d’un charme rare. M. Roger-Bloche a surpris, dans le Sommeil, un couple harassé de fatigue sur un banc d’un faubourg et trouvé de la noblesse et une harmonie plastique dans l’humble spectacle directement observé. Le Pardon de M. Roze est dramatique, sans déclamation. Il y a de la grâce dans la Pastorale de M. Desruelles, la Lecture de M. Boyriven, des promesses dans la Dentellière de M. Busnel, la Rêverie de M. Proszynski, l’Aînée, d’une facture hésitante encore mais originale, de M. Barberis. Le bas-relief où M. Forster a célébré la Mutualité présente de robustes qualités qui achèveront de se dégager.

À côté de monuments gigantesques qui enlaidiront trop de places publiques, il en est un, tout au moins, qui retient l’attention par la hardiesse de l’inspiration et la liberté de la facture. M. Michelet, chargé d’exécuter, pour la ville de Tarbes, le monument des Hauts-Pyrénéens morts pour la Patrie, a su donner à la figure allégorique, dont il ne pouvait se dispenser, du caractère, de la grandeur. Renonçant à représenter des uniformes, c’est entre les mains d’un paysan qu’il a voulu que la patrie plaçât le glaive destiné à la défense du sol natal. Ce paysan est une figure de tout premier ordre et le monument tout entier exprime, avec un parfait bonheur, la manière la plus haute de comprendre le patriotisme.

Parmi d’innombrables bustes, il en est quelques-uns qui sont parmi les pages les plus attachantes du Salon : le très précieux portrait de jeune femme taillé par Bouchard en pierre de Tonnerre, le Bébé et le jeune enfant d’une distinction subtile par Pommier, le buste de jeune fille par Michelet, auxquels il faut joindre la Vieille par Moreau-Vauthier, la tête de femme de Bacqué, le portrait de Morel, et la Grande Rose de Baffier. Un maître chevronné, M. Alfred Boucher, a retrouvé la vigueur, la fraîcheur d’inspiration et presque les maladresses attachantes d’un débutant, parce qu’il a modelé, avec une émotion évidente, la statue portrait de sa femme.

Chez les animaliers, le Lévrier très habile de M. René Paris, le Cheval de M. Navellier, chef d’un groupe d’artistes nerveux et précieux. Le jury a refusé un aigle de bronze aux ailes éployées signé par un artiste inconnu, Otto Richter, et qui a fait une profonde impression sur ceux qui ont pu l’apercevoir dans un coin obscur du Grand Palais. Un sculpteur illustre, grand prix de Rome, ancien membre du jury était révolté par cet ostracisme et je suis heureux de faire connaître au public sa légitime indignation.