code_galerie Chroniques de l"Humanité, Site Léon Rosenthal

 

 

Léon Rosenthal, militant, critique et historien d'art

Maîtres d’hier et d’aujourd’hui, L’Humanité, « L’Actualité artistique », 26 mai 1914, p. 4.

Au moment où une mort prématurée l’a surpris, Roger Marx venait de publier son livre sur l’Art social, et nous avons dit ici, la hardiesse et la générosité avec lesquelles il y envisageait le rôle et l’avenir des arts appliqués à la vie. L’activité de Roger Marx ne s’était, pourtant, pas uniquement consacrée à suivre et à encourager les efforts des artisans qui travaillent directement pour la cité. Nul plus que lui n’avait été sensible aux joies de l’art pur ; il souffrait de toutes les entraves que la routine, l’indifférence, l’inintelligence ou même de basses jalousies opposent au développement du génie, et, de même qu’il défendait les décorateurs, il s’était fait le champion des sculpteurs et des peintres.

II avait formé le projet de réunir ses articles ou ses études, témoignages de sa perspicacité et de ses luttes, persuadé que d’excellents esprits pourraient y trouver, dans les rencontres futures, un réconfort et une direction, et c’est ce recueil par quoi se complètent son enseignement et son testament artistiques, qui paraît aujourd’hui. Roger Marx n’a pas eu le temps d’écrire l’introduction qu’il avait conçue et dans laquelle il aurait fait saillir le lien intime qui unit des pages publiées au gré des circonstances de 1892 à 1910, c’est-à-dire, au cours de près de vingt années. Mais cet accord est évident à qui sait lire, et la doctrine, qu’il aurait condensée avec vigueur, se dégage sans ambiguïté de ces morceaux qui se succèdent dans un isolement apparent.

Qu’il analysât les écrivains artistes, les Goncourt, Huysmans ou Anatole France, qu’il suivît l’évolution d’un siècle, qu’il examinât la pensée de Carrière, de Millet, de Puvis de Chavannes ou qu’il scrutât les différents aspects du génie de Rodin, Roger Marx a toujours abordé l’œuvre d’art avec les mêmes préoccupations. Exempt de cette paresse qui nous incline à rechercher dans une œuvre nouvelle les caractères que nous avons déjà admirés dans ses aînées, il se méfiait de tout ce qui porte une livrée, de tout ce qui trahit l’influence d’une école, de tout ce qui est appris et non senti, copié et non étudié, emprunté et non imaginé. Au contraire, son instinct le guidait vers la page où un sentiment personnel, un tempérament original avaient cherché à se manifester. Il ne demandait pas aux artistes de refléter ses propres aspirations. Son goût, ami des nuances subtiles, ne se cabrait pas devant les violences. Capable de saisir les intentions les plus ténues, de pénétrer les symboles, il rendait pleine justice au morceau de pure facture. Surtout, il laissait à l’artiste toute indépendance dans ses procédés d’exécution. Il devinait la valeur de l’homme sous la technique encore hésitante du maillet ou du pinceau. D’ailleurs, là où d’autres voyaient maladresse, insuffisance ou scandale, il savait reconnaître l’enfantement d’une langue inédite qui s’affirmerait bientôt et saurait s’imposer malgré les résistances.

Son instinct le portait ainsi vers les esprits originaux. L’érudition confirmait des prédilections. Elle lui montrait qu’à toute époque, les artistes novateurs, loin de rompre les traditions, les ont, au contraire, reprises et accrues. Si l’héritage des siècles devait se perdre, c’est entre les mains des artistes médiocres, copistes de la lettre et non de l’esprit, qu’il risquerait de se dissiper. Les révolutionnaires, au contraire, ceux que le public prend pour des révoltés, rendent aux idées affaiblies et appauvries leur jeunesse, leur vigueur. Ainsi, l’amour de l’originalité s’associe au respect de la tradition véritable. Cet accord, Roger Marx l’avait particulièrement démontré dans son étude sur Un siècle d’art, où il expliquait la façon dont il avait conçu et organisé, en 1900, l’exposition centennale de l’art français. Raccourci lumineux, fourmillant d’idées, répertoire de tout ce qu’il y eut de vivant dans l’art français au XIXe siècle, écrit avec la préoccupation double de faire valoir toutes les physionomies et de souligner leur filiation légitime. Guidé par cette doctrine, Roger Marx savait montrer, en Degas, « analyste aigu et méprisant de la vie moderne, un disciple lointain de Ghirlandajo, qui copie Poussin, s’affilie à Ingres et subit l’attirance des estampes japonaises », et, dès lors, il n’hésitait pas à le reconnaître pour « le plus classique des maîtres qu’ait comptés l’école nationale au déclin du dix-neuvième siècle ». Il prouvait, de même, que Rodin incarnait la pure tradition nationale dont Houdon, Rude, Barye et Carpeaux furent avant lui, les champions. « Son œuvre, proclamait-il, est la plus éloquente protestation qui se soit produite contre l’asservissement à l’italianisme contre une statuaire fade, vide de sens, d’expression et de pensée. On y surprend la nature rendue dans sa vérité palpitante comme chez les gothiques, chez Puget et les grands maîtres du dix-huitième siècle. » Esprit généreux et éminemment compréhensif que celui qui savait respecter le passé et trouver, dans ce respect même, des raisons pour libérer l’art et sauvegarder l’avenir.

Avec une semblable largeur de vues, Roger Marx réconciliait les sculpteurs et les peintres avec les artisans. Il n’admettait ni hostilité ni indifférence entre ceux qui pratiquent l’art, sous quelque forme qu’ils le fassent il rejetait les hiérarchies factices, ne reconnaissait, entre les esprits, que la hiérarchie du talent et les unissait tous dans le culte de la cité. Lui-même, il avait été, d’abord, conduit par un tempérament raffiné à préférer les joies rares, goûtées par une élite, mais il s’était dégagé de ce dilettantisme aristocratique. Il aimait trop l’art pour lui attribuer une portée restreinte et il aimait trop les hommes pour leur refuser des joies bienfaisantes. Et c’est pourquoi son livre se termine par cette noble pensée, dans laquelle s’inscrit tout un programme esthétique et social : « L’Artiste est le citoyen du monde, dont le langage se fait comprendre de tous, partout et auquel il appartient de préparer l’avènement d’une ère de paix, de fraternité et d’amour ».