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Léon Rosenthal, militant, critique et historien d'art
Vous trouverez, sans aucune difficulté, l’accès de la collection Camondo. Si vous venez de la place du Carrousel, en entrant par le pavillon Denon, vous prendrez le vestibule à droite et gravirez un escalier qui vous conduira directement. Si vous êtes entré par la Cour du Louvre et par le pavillon de l’Horloge, vous retrouverez le même escalier, soit en passant par la salle française du XVIIe siècle (salle XIV), soit en traversant les petites salles françaises (salles IX à XIII) qui ouvrent sur la grande galerie du bord de l’eau.
La collection Camondo comprend, vous le savez déjà, plusieurs séries : un petit groupe d’œuvres du Moyen Âge et de la première Renaissance, parmi lesquelles surtout des sculptures italiennes du XVe siècle, un ensemble d’art du XVIIIe siècle, dans lequel domine le mobilier, une collection de peintures et de dessins d’artistes du XIXe siècle ou contemporains, enfin une sélection d’œuvres de l’Extrême-Orient.
L’homme qui a formé cette collection et qui a voulu qu’elle devînt après lui propriété nationale et fût, pour tous, une source d’étude et de joie, disposait de capitaux considérables et il a pu acquérir, en tout genre, des objets de premier ordre. Mais il est manifeste qu’il ne fut guidé dans ses choix, ni par le goût du faste ni par la vanité. Il réunit, on le devine, des chefs-d’œuvre par amour de la perfection et pour vivre dans leur ambiance. Point exclusif, ne cherchant pas à constituer des séries complètes, n’apportant ni manie de collectionneur, ni souci scientifique, il demanda aux Japonais, aux artistes du XVIIIe siècle, comme aux peintres impressionnistes de l’entourer d’une atmosphère précieuse et rare.
Il n’est pas malaisé de découvrir les qualités qui l’attiraient vers des objets si différents, d’époque et de pays si éloignés. Partout, il s’attacha au travail fait avec amour, où l’artiste exprimait une sensation forte et une conception originale. Cette poursuite du morceau de facture, du caractère de l’originalité constitue le trait saillant de la collection Camondo. Les pages qui la composent prendront, pour l’historien et le spécialiste, leur pleine signification lorsque, dans cinquante ans, elles seront dispersées et jointes aux séries auxquelles elles se rattachent naturellement, séries qui recevront, toutes, un notable enrichissement par leur apport. Pour le présent, si j’en excepte les estampes japonaises et les peintures contemporaines, elles se prêtent peu à un examen d’ensemble et appellent plutôt l’admiration que l’étude. Il m’est impossible de songer à vous guider parmi les objets où se reflète, en raccourci, la civilisation de tant de siècles. Il n’en est aucun qui soit indigne de votre examen. Vous les trouverez d’ailleurs, brièvement et exactement définis dans le catalogue précis, commode de format, joliment et largement illustré que l’on vend au Louvre même (prix 1 fr. 75) et qu’un groupe de conservateurs du musée on rédigé avec science et soin.
Je me contente donc de vous signaler, parmi les pièces les plus précieuses, une tête d’impératrice en marbre (n° 1), travail byzantin du caractère le plus étrange ; un saint Georges à cheval combattant le dragon (n° 3), travail italien en bois peint et doré, d’une élégance robuste ; un masque funéraire en cuivre (n° 18), exécuté à Limoges au XIIIe siècle, gauche à la fois et grandiose ; une Vierge bourguignonne du XVe siècle (n° 9), d’une facture ample et maniérée, et, avant tout, la pièce capitale de cette partie de la collection : la Crucifixion (n° 21), plaquette en bronze par Donatello, où l’art du génial Florentin manifeste sa triple force plastique, dramatique et réaliste. Vous goûterez, sans que j’aie besoin de la souligner, la beauté souple et légère des meubles du XVIIIe siècle. Nulle part, plus que dans cette réunion d’élite, on ne sent la richesse, la souplesse, la fraîcheur d’invention des ébénistes de Louis XV, nulle part leur perfection technique n’est plus sensible. Mais, en même temps, nulle part il n’est plus évident que cette délicatesse et cette science nous sont devenues tout à fait étrangères, qu’il serait vain et, d’ailleurs, quasi impossible d’essayer de les imiter littéralement. La petite table [de Delorme] que nous reproduisons ici est un bijou, un chef-d’œuvre mignon, nous devons l’admirer, mais nous ne sommes plus faits pour vivre avec elle : elle est bien à sa place dans un musée. Souhaitons que nos ébénistes actuels imaginent avec autant de liberté, pour notre civilisation, des objets aussi remarquables. De très belles tapisseries, quelques chefs-d’œuvre d’orfèvrerie, un choix de céramiques caractéristiques, des pastels, des dessins, complètent avec la fameuse pendule des Trois Grâces, l’évocation du XVIIIe siècle. Parmi les dessins, une des plus pimpantes improvisations de Fragonard et une des plus complètes pages de ce magicien égal aux plus grands maîtres qu’est Watteau.
Le dessin de Prud’hon, que l’on retrouvera ici, et qui est une étude préparatoire pour le célèbre portrait de l’impératrice Joséphine, que l’on voit dans le Salon des Sept-Cheminées, établit une liaison entre le XVIIIe siècle dont il a toute la grâce et le XIXe, dont il annonce la profondeur, la mélancolie, le goût pour la solitude et les bois silencieux. Par Delacroix, Ingres, Barye et Daumier s’ouvre la série des maîtres contemporains, elle se poursuit par Corot, Puvis de Chavannes et Manet, et s’achève avec Claude Monet entouré de Sisley, Pissarro, Renoir et, auprès d’eux, leurs anciens compagnons de lutte confondus jadis avec eux dans la phalange impressionniste, mais auxquels il est temps de restituer leur place indépendante, Degas et Cézanne. De ces maîtres, quelques-uns sont glorieux et l’on retrouvera de nouvelles raisons de les aimer. Manet est représenté par un dessin, deux pastels et sept tableaux, dont trois pages célèbres : Lola de Valence, Le Fifre et le Port de Boulogne ; Monet a quatre ses émouvantes cathédrales à côté de dix autres chefs-d’œuvre. Des maîtres encore un peu mystérieux, que les amateurs connaissent bien, mais que la foule ignore à peu près, prennent pour la première fois contact avec le grand public, et c’est le cas de M. Degas, dont l’Absinthe, ici reproduite, dit assez l’acuité incisive du dessin et la misanthropie. Enfin, un maître encore discuté comme Cézanne affirme, ici, par des témoignages décisifs et sa valeur propre et son influence incontestable sur la jeunesse contemporaine.
Entre tous ces artistes si divers, si indépendants, se manifeste, dans ces salles, une intime solidarité. Bien qu’ils se soient souvent opposés les uns aux autres et combattus parfois avec acharnement, il est visible qu’ils sont d’une même race. Chez eux tous, a dominé le besoin impérieux d’exprimer par la couleur ou par le crayon la jouissance intense qu’ils ressentaient au spectacle de l’univers sensible. Ils ont développé des tempéraments ; tout ce qu’ils ont signé a du caractère. Par là, ils se relient à toutes les traditions vivantes, et il n’est pas étonnant que l’amateur qui les aimait ait collectionné, en même temps, les œuvres où s’épanouit la verve libre de l’Extrême-Orient, ce guerrier [du XIIIe siècle], que nous reproduisons, et qui est contemporain des sculptures de nos cathédrales, ces estampes incomparables que nous saluons d’un regret pour y revenir à loisir quelque jour.
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L’entrée de la Collection Camondo au Louvre a plus qu’un intérêt de curiosité. Nous formons l’espoir le plus vif et, ajoutons-le, le plus certain qu’elle sera un instrument de libération pour la jeunesse qui aborde l’étude de l’art. À toute époque, le Louvre a contribué à émanciper les artistes. Au début du XIXe siècle, il a préparé la révolte contre l’école de David et c’est dans ses salles que Géricault et Delacroix ont pris conscience de leur génie. Aux approches de 1848, c’est dans le Musée espagnol, qui y était alors installé, que Courbet a développé son instinct réaliste et que Manet a puisé ses formules caressantes et brutales.
Demain, il sera difficile aux peintres officiels de l’École des Beaux-Arts et de l’Institut de prononcer des anathèmes contre des artistes que le Louvre aura recueillis et dont le génie se livrera sans réticence à la jeunesse. Et c’est pour cela, plus encore que pour la joie qu’elle nous livre, que nous saluons l’entrée au Louvre de la Collection Camondo.