code_galerie Chroniques de l"Humanité, Site Léon Rosenthal

 

 

Léon Rosenthal, militant, critique et historien d'art

Les droits de l’art, L’Humanité, « L’Actualité artistique », 2 janvier 1915, p. 3.

Nous avons, il y a peu de mois, connu des jours et des semaines où, l’esprit tendu, l’âme angoissée, nous n’avions, tous, qu’une préoccupation, celle du salut national.

Dans ces minutes tragiques, si une pensée moins grave venait nous distraire, nous l’écartions aussitôt. Il semblait que tout ce qui fait l’agrément et la beauté de la vie fût devenu, tout à coup, étranger ou odieux. Nous vivions suspendus à ces brèves nouvelles, oracles impatiemment attendus, qui nous versaient tour à tour, l’anxiété ou l’espoir.

À ce moment, s’éleva soudain un cri d’horreur qui retentit à travers tout l’univers civilisé : les barbares venaient de bombarder et de brûler la ville de Louvain, centre de civilisation et d’art. La Bibliothèque, la cathédrale étaient détruites, seul l’Hôtel de Ville, par miracle, avait été épargné.

Puis, au lendemain de la bataille de la Marne, Reims subit la même fureur, et la cathédrale illustre entre toutes, la cathédrale que, depuis le XIIIe siècle, les invasions étrangères et les guerres civiles avaient épargnée, sous les obus et les bombes incendiaires. Depuis lors, l’hôtel de ville d’Arras, les halles d’Ypres ont été ruinées à leur tour.

Louvain, Reims, Ypres, Arras, ce n’étaient, sans doute, que des pierres en ruine : des pierres, dans le temps que la guerre sévissait avec la plus sauvage fureur et multipliait, sur terre et sur mer, ses victimes ! Pourtant, le monde en a été soulevé. Partout où des sentiments généreux animent des poitrines humaines, les protestations se sont fait entendre. La violation des traités, le mépris de la foi jurée, le meurtre des habitants paisibles, le pillage ignoble et systématique n’ont pas produit une indignation plus véhémente. La mort de millions d’hommes sacrifiés dans leur fleur n’a pas causé une plus vive émotion. C’est que ces pierres avaient un caractère sacré. Je ne parle pas seulement de celles de Reims où la violence fut doublement odieuse et se compliqua d’une profanation religieuse. Mais, partout, à Arras, à Louvain comme à Reims même, il y a eu profanation du génie humain.

Ces pierres, des générations entières s’étaient ingéniées à les assembler ; elles y avaient exprimé leur vitalité collective ; elles y avaient inscrit leurs pensées les plus ardentes. Ce qu’il y avait de meilleur en elles s’y était exalté. Autour du maître Jean d’Orbais, maçons, sculpteurs, ouvriers et artisans de tous métiers avaient, à Reims, au XIIIe siècle, chanté avec allégresse leur idéal religieux et leur foi nationale. Dans la cathédrale, où les rois étaient couronnés, les nefs s’élançaient, légères, vers le ciel ; la façade, toute fleurie, marquait une exaltation joyeuse, et, sur les arcs-boutants, des anges de pierre célébraient la fête de la France chrétienne et monarchique. Tout un peuple de statues, d’innombrables bas-reliefs, des sculptures décoratives d’une extrême variété disaient l’épanouissement du génie français.

Les hôtels de ville de Louvain et d’Arras, le beffroi et les halles d’Ypres ne furent pas édifiés avec un enthousiasme moindre ; mais, déjà, l’idéal s’était renouvelé. Bourgeois des Flandres et de Picardie magnifiaient, au XVe et au XVIe siècles, la vie communale, la force que donne l’union, la liberté conquise par des efforts communs, la prospérité qui naît de cette force et de cette liberté mêmes. Les tours orgueilleuses s’élevaient aussi haut que les flèches des cathédrales et les palais ne paraissaient ni trop riches, ni trop ornés pour recevoir les magistrats auxquels étaient confiées les destinées de la cité. Ainsi l’homme, pour rendre sensibles ses volontés les plus nobles, pour leur assurer le privilège de la durée, les avait revêtues du prestige de l’art. Celui-ci n’est donc pas une parure vaine, un agrément que nous puissions dédaigner ou répudier, il est le langage par lequel s’exprime ce qu’il y a de plus intime dans notre être : une des formes les plus hautes, les plus profondes du génie humain. À aucun moment il n’abdique. Quand elle s’est révoltée contre les crimes de Louvain et de Reims, la conscience universelle a revendiqué les droits imprescriptibles de l’art.

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On me permettra un souvenir personnel. Deux mois avant la guerre, je faisais, en compagnie de quelques personnes instruites et sous la direction d’un éminent historien d’art flamand, un pèlerinage esthétique en Belgique. Le séjour trop bref que nous fîmes à Bruxelles, à Gand, à Bruges et à Anvers m’a rendu plus pénible le récit des épreuves qu’ont subies et que subissent, à l’heure actuelle, ces admirables cités. Partout régnait une atmosphère de prospérité et de paix. L’animation des rues, le nombre et le luxe des magasins, la bonne humeur souriante de cette population affairée, tout, et jusqu’à la vie matérielle plantureuse, révélait un pays riche et aimable, mais rien, certes, ne permettrait de soupçonner, chez des gens si favorisés, l’héroïsme qu’ils sauraient déployer quelques semaines plus tard. Leurs soldats paraissaient inoffensifs et les physionomies souriantes ou placides dissimulaient, sous le tempérament flegmatique, la capacité de lutter sans merci et de souffrir sans limite.

À ce moment, pourtant, aucun indice n’aurait-il permis à un observateur pénétrant de deviner ce qui se cachait derrière ces masques indifférents ? Nous le savons aujourd’hui : il eût suffi de consulter les hôtels de ville qui rappelaient l’exaltation civique de cette race, les maisons de corporations qui disaient son esprit de solidarité. En admirant avec quelle conscience intense ses vieux peintres ont essayé de toucher à la perfection ; en se rappelant que la devise du grand Van Eyck était « Als ik kan », c’est-à-dire « dans la mesure de mes forces » ; en examinant les statues contemporaines dans lesquelles Constantin Meunier a chanté la vigueur et le courage des débardeurs des quais et des mineurs ; en lisant les œuvres ardentes et idéalistes de Maeterlinck et de Verhaeren, on aurait touché du doigt le génie d’un peuple qui s’est montré digne de lui-même. Ce génie, c’est l’art qui l’aurait révélé.

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Voilà pourquoi je reprends, avec joie et confiance, ces causeries, un moment interrompues par la guerre, persuadé que je n’entreprends pas une besogne frivole et que nul ne me reprochera de m’y attarder à l’heure présente. À la veille de la guerre se posaient des problèmes d’art, qui sont aujourd’hui bien oubliés mais qui reprendront leur intérêt, lequel n’est pas seulement esthétique, mais aussi économique et national. La guerre suscite des problèmes nouveaux. Elle crée une crise dont la pensée publique souffre et qui atteint durement les artistes. La guerre, d’ailleurs, aura une fin. D’autres problèmes se poseront ; il y aura de grandes choses à accomplir. Il faut, dès à présent, les prévoir ; tout au moins y songer un peu. À défaut de Salons ou d’expositions dont nous savons provisoirement nous passer et en attendant que les musées soient rouverts, les sujets de méditation ne nous manqueront donc pas où seront intéressés, à la fois, le culte de l’art et l’avenir meilleur de la cité.