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Léon Rosenthal, militant, critique et historien d'art

La spoliation des musées, L’Humanité, « L’Actualité artistique », 16 janvier 1915, p. 3

Le New York Herald nous apprend qu’un comité américain sollicite l’autorisation de transporter en Amérique et d’exhiber au profit de la Belgique plusieurs chefs-d’œuvre de l’art flamand mis à l’abri en Angleterre, notamment la Descente de Croix de Rubens, de la cathédrale d’Anvers. La pensée est séduisante de demander à Rubens de plaider, par-delà la mort, la cause de son héroïque patrie, et les Américains religieux ne manqueraient pas d’accueillir avec faveur la protestation du Christ contre les méfaits du bon vieux Dieu allemand.

De toute façon, nous sommes ravis de savoir la Descente de Croix en sécurité. Si elle n’est pas le chef-d’œuvre de Rubens, elle est, au moins, une de ses œuvres les plus caractéristiques et, à coup sûr, la plus connue, l’une des peintures les plus célèbres qu’il y ait au monde. Il n’est pas besoin d’avoir visité Anvers pour l’admirer, car il n’est pas de tableau qui ait été plus souvent reproduit et vous avez tous vu cette composition grandiloquente, le corps livide du Christ, l’allure superbe de saint Jean, la beauté et la laideur de la Madeleine.

Rubens peignit la Descente de Croix en 1612 ; il lui dut son premier triomphe ; par elle il devint chef d’école et renouvela l’art flamand avant d’agir sur l’art européen. Voilà pourquoi il eût été déplorable qu’une telle page eût été détruite. Restée à Anvers, elle courait de graves dangers. Elle pouvait être endommagée ou réduite à néant pendant le bombardement, souillée ou brûlée lors de la prise de la ville. L’occupation allemande lui préparait un autre risque : celui d’être transportée, comme dépouille de guerre, à Berlin.

Car il semble bien que l’Allemagne ait conçu sérieusement le dessein d’user de la victoire qu’elle escomptait pour compléter méthodiquement les collections de ses musées. On raconte qu’un illustre conservateur des musées impériaux avait, par avance, fait l’inventaire des richesses du Louvre. Il divisait les œuvres en trois catégories : les morceaux essentiels qu’il était indispensable d’annexer, les œuvres importantes, mais de second plan, intéressantes à titre d’exemples de la manière des maîtres, et enfin le menu fretin qui ne méritait pas l’honneur d’être enlevé. Le Louvre, par parenthèse, a été protégé contre toute tentative d’incendie par le jet de bombes. Les chefs-d’œuvre, classés par le savant conservateur allemand ont été, quand ils étaient transportables, envoyés dans une grande ville du Midi où ils font une saison sous bonne garde. Les statues, que leur poids interdisait de déplacer, sont dans des réserves blindées. Enfin, ce qui vaut mieux que tout le reste, la bataille de la Marne nous a mis à l’abri des curiosités et des admirations indiscrètes.

Il n’en est pas de même, par malheur, pour celles des richesses d’art belge auxquelles on n’a pu faire franchir la mer. Un article récent de la revue Kunst und Künstler (l’art et les artistes) de Berlin, article analysé il y a peu de jours par le Journal, examine avec sérénité, méthode et science, non pas la question de savoir si l’on dépouillera la malheureuse Belgique de ses trésors d’art, les seuls qui lui restent sur ce point, il n’y a pas de doute dans l’esprit de l’écrivain germanique mais selon quelles règles, dans quelle mesure, en vertu de quelles vues d’ensemble, on procédera aux confiscations. Revendiquant les œuvres germaniques, puis les œuvres étrangères, enfin les œuvres flamandes de la Renaissance, on en arrive à ne laisser aux Belges que la production de leurs artistes contemporains, sans doute parce qu’elles n’ont pas l’heur de plaire aux critiques de Berlin.

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Ainsi se trouve posé de nouveau le problème de la spoliation des musées, problème dont l’intérêt nous paraissait naguère uniquement historique. Sans remonter jusqu’aux Romains qui pillèrent la Grèce et menaçaient les entrepreneurs de transports de les obliger à refaire les chefs-d’œuvre qu’ils endommageraient en les manipulant, le problème se trouva posé, il y a un peu plus d’un siècle. Il faut l’avouer, ce fut la France qui le posa et elle le fit tout d’abord au détriment de cette même Belgique dont nous déplorons le sort aujourd’hui.

Le 8 messidor de l’an II, le Comité de l’Instruction publique formé par la Convention proposa de déléguer des commissaires pour ramener, des pays occupés par les armées de la République, des dépouilles opimes. Immédiatement ces commissaires se rendirent en Belgique. Le 14 fructidor de l’an II, Grégoire annonçait à la Convention que l’école flamande se levait en masse pour venir orner nos musées. Le Moniteur, le 3 vendémiaire de l’an III, énumérait les œuvres de Rubens et de Van Dyck ramenées de France.

En procédant ainsi, la Convention avait cru bien faire ; ses intentions pouvaient se défendre. Elle n’avait pas le sentiment qu’elle touchait à un patrimoine national intangible et ne se faisait pas scrupule de dépouiller des édifices religieux. Les œuvres transportées à Paris provenaient de couvents ou d’églises. Considérées comme images de piété, elles étaient inaccessibles aux amateurs ou d’une étude difficile. Les circonstances rendaient sur place leur conservation précaire. En les rassemblant dans un musée, la Convention prétendait les livrer à l’admiration universelle, objets d’émulation pour les artistes, de méditation et d’admiration pour le public. Bonaparte reprit les mêmes idées. Dès 1796, dans les traités qu’il imposait aux princes italiens et au pape, il stipulait la cession d’œuvres d’art.

Ces chefs-d’œuvre, ceux qui furent conquis par la suite, promenés dans Paris en grande pompe, furent installés au Louvre, au milieu d’une allégresse universelle. Le Louvre devint alors un musée unique, extraordinaire, tel que, nous l’espérons, il ne s’en reformera plus jamais. Il rassemblait la fleur de l’art européen antique et moderne. Que cette réunion ait été inefficace, nul ne le pourra supposer. Les jeunes artistes qui grandirent dans cette atmosphère incomparable reçurent d’impérieuses leçons. La Descente de Croix d’Anvers conquit à Rubens d’enthousiastes admirateurs et contribua à préparer la révolution romantique. Mais arrivèrent les mauvais jours. L’Empire tomba ; l’Europe réclama les trésors qui lui avaient été dérobés. Ce qui avait été pris par la force fut restitué à la force, et la France de 1815, parmi d’autres humiliations, subit ce que l’on appela la spoliation du musée. Car on avait oublié l’origine des chefs-d’œuvre qu’on admirait et l’on flétrissait, chez l’étranger, ce qui n’était qu’une réparation légitime. Les Rubens et les Van Dyck retournèrent en Belgique. Transportés, pendant le voyage de retour, comme ils l’avaient été lors de leur exode, ils étaient tous plus ou moins gravement détériorés. Les uns furent replacés, comme la Descente de Croix, dans l’église dont ils provenaient ; les autres trouvèrent asile au musée de Bruxelles, dont Napoléon avait, en l’an VIII, provoqué la création. Car la France, tout en spoliant la Belgique, lui donna son premier musée.

Les conquêtes artistiques de la Révolution avaient, dès 1796, provoqué en France même des protestations. Un célèbre archéologue, Quatremère de Quincy, dans une série de lettres rendues publiques, avait développé les raisons artistiques qui commandaient de respecter les trésors de l’Italie. Une pétition qu’il avait rédigée fut présentée aux Directoires avec la signature d’artistes illustres : les architectes Soufflot, Percier et Fontaine, le peintre David, chef de l’école française à ce moment. Les arguments esthétiques qui inspiraient cette protestation peuvent être discutés, mais le temps s’est chargé de la soutenir par des raisons inattaquables. Il a montré que le triomphe de la force était passager et que toute conquête suscitait des colères et provoquait, dans l’avenir, des reprises. Surtout, le sentiment qui attache les hommes à leur patrie, à leur histoire, aux œuvres qui honorent leur pays, ce sentiment s’est, au milieu des efforts acharnés à l’opprimer et, peut-être, à cause même de la violence de ces efforts, enraciné de plus en plus profondément dans le cœur des hommes. La conscience universelle flétrit avec une passion vengeresse, chaque jour plus intense, les crimes de la violence contre les œuvres où palpitent l’âme et l’idéal d’un peuple. Elle a tressailli lors de la destruction de Louvain ou de Reims ; elle ne tolérera pas la spoliation froidement méthodique des œuvres d’art belges.