code_galerie Chroniques de l"Humanité, Site Léon Rosenthal

 

 

Léon Rosenthal, militant, critique et historien d'art

Images de la guerre, L’Humanité, « L’Actualité artistique », 23 janvier 1915, p. 3

Il convient de saluer tout ce qui, au milieu de la tourmente, témoigne de la sérénité, affirme la confiance et prépare l’avenir. C’est pourquoi il nous plaît de voir s’ouvrir, à la galerie Devambez (Boulevard Malesherbes), une exposition de gravures éditées par la Chalcographie Nationale et de moulages en plâtre patinés provenant de l’Atelier national installé au Louvre. Au point de vue de la vente, le moment choisi pour cette double exposition n’est, évidemment, pas très opportun ; mais l’État n’a, sans doute, pas escompté une bonne affaire et la manifestation à laquelle il se livre n’en est pas moins heureuse. Il n’est pas mauvais de rappeler, à l’heure présente, une de nos plus anciennes institutions publiques. La Chalcographie, qui remonte à Louis XIV, n’a cessé, depuis plus de deux siècles, de produire, d’après les grands maîtres, des estampes qui, demandées aux meilleurs graveurs, sont, toutes, intéressantes, quelques-unes de premier ordre ou de vrais chefs-d’œuvre, et qui sont livrées au public à des prix d’une extrême modicité. L’atelier de moulages, pour être de création plus récente, n’en est pas moins intéressant. Lui aussi, il offre aux amateurs les plus modestes des reproductions fidèles d’œuvres célèbres et le plâtre, patiné pour imiter le marbre, la terre cuite ou le bronze, satisfait aux désirs les plus raffinés. Nous pouvons nous glorifier, à juste titre, de ce souci national de répandre la beauté, dans un temps où nos ennemis se targuent de je ne sais quelle insolente et exclusive culture.

L’importance de l’Exposition n’est, tout de même, pas purement morale. Si notre puissance d’achat, surtout pour ce qui n’est pas d’immédiate nécessité, est, actuellement, fort diminuée, nous sommes assurés de voir, demain, s’ouvrir des jours meilleurs. Demain, au reste, sur toutes les parties de notre sol ravagées par les Barbares, la vie va se reconstituer. Les édifices publics seront relevés, les foyers se reformeront. Un travail s’accomplira, intense, fertile en importants problèmes, et, dès le premier jour, tous éprouveront le besoin de mêler à leur existence le sourire et la consolation de la Beauté. Les estampes et les moulages des ateliers de l’État trouveront, alors, partout leur destination naturelle, dans les bibliothèques municipales, dans les salles des mairies, comme dans les maisons du peuple, dans le bureau de l’instituteur ou des professeurs, comme dans la chambre de l’employé ou de l’ouvrier.

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Actuellement, l’esprit public est ailleurs et, quand nous regardons des images, nous ne nous attardons guère que devant celles que la guerre a inspirées. Celles-ci sont légion. Jamais cataclysme européen n’a provoqué une profusion semblable d’images. Il en naît tous les jours. Publications illustrées, placards, estampes de tous formats se multiplient. Quelques artistes exposent des pages originales : j’ai vu, à la galerie Devambez même, des œuvres inspirées ou curieuses de Toché, de Rochegrosse, de Fouqueray ou de Léandre. Quel que soit leur intérêt, nous en ajournerons, si vous le voulez bien, l’examen et je me préoccuperai d’abord des compositions qui sont éditées et répandues dans le public.

Tous les procédés de reproduction sont utilisés, et ce fait, déjà, est digne de remarque. La diffusion de la photographie, les progrès constants des procédés de reproduction mécanique à la veille même de la guerre, on a trouvé un procédé qui permet d’imprimer typographiquement des images ayant l’apparence d’héliogravures et c’est ce procédé qui donne à certains magazines (Le Miroir, Sur le vif, etc.) leur aspect inédit tous ces progrès, dis-je, n’ont fait disparaître ni la lithographie, ni le bois, ni l’eau-forte en noir ou en couleurs. La destruction de Reims ou d’Arras a inspiré, en particulier, à Robida, à Fraipont ou à Mayeur, des estampes qui mériteraient d’être étudiées et comparées, mais, limitant encore mon examen, je veux, tout d’abord, m’occuper de l’image à très bon marché, de celle qui se vend quelques sous, la plus humble, par conséquent, mais aussi la plus importante par sa diffusion.

Une première observation s’impose, qui ne laisse pas que d’être attristante. Il n’est pas d’image qui soit plus répandue, qui pénètre davantage en tous milieux que la carte postale illustrée : elle porte notre salut à travers la monde et se glisse jusque dans les tranchées. Or, la carte postale ne s’est guère présentée, depuis le début de la guerre, que sous des aspects nuls, parfois même affligeants.

Je passe condamnation sur les simili-photographies vaguement coloriées, d’une sentimentalité fade, sur certaines fanfaronnades enfantines, sur des calembours laborieux. Mais je regrette certaines plaisanteries grossières, certaines ordures, pour dire le mot, qui sont indignes et de nous et des circonstances. La censure qui a exercé, par ailleurs, une action parfois indiscrète, aurait été bien inspirée en opposant son veto à la publication de ces cartes et en exigeant, des éditeurs, plus de tenue. J’ajoute qu’au point de vue étroit de l’art, les images que j’incrimine sont de la dernière faiblesse, pauvres de dessin, comme de couleur. La foule à laquelle on les propose, les enfants qui les examinent à loisir à la devanture des libraires ou aux étalages improvisés devant des boutiques fermées, ne peuvent en recevoir que de mauvaises leçons.

Il y aurait, pour des artistes ou pour des éditeurs, œuvre saine à la fois et certainement lucrative, à publier des cartes postales vraiment artistiques et d’un patriotisme plus élevé. Les quelques efforts tentés, en ce sens, pour louables qu’ils soient, laissent un vaste champ à l’imagination et au commerce.

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Le placard populaire, l’image qui se vend un ou deux sous, que l’on colle à la muraille avec des pains à cacheter ou que l’on fixe avec des épingles, cette image a eu, longtemps, une formule admirable l’image d’Épinal. Sommairement dessinée, mais d’une façon toujours claire et expressive, enluminée de couleurs voyantes, cette image conçue et exécutée avec une science très sûre des instincts populaires, a, pendant plus d’un siècle, répandu dans les usines et dans les chaumières, le bruit des grandes victoires et des défaites héroïques, elle a servi les ambitions politiques, soutenu, selon les temps, Bonaparte ou Boulanger.

Aujourd’hui, elle paraîtrait enfantine aux plus simples. Nos yeux sont devenus plus exigeants. Le placard populaire demande à être renouvelé. Tâche extrêmement délicate, car on ne trouve pas aisément un style accessible à tous, et il ne faut pas s’étonner d’erreurs et de tâtonnements.

Des essais forts intéressants ont été produits. Je ne crois pas qu’aucun ait résolu le problème, mais l’effort est méritoire et digne d’être poursuivi. Je citerai, en ce genre, une adaptation ingénieuse du célèbre tableau de Prud’hon La justice et la vengeance divine poursuivant le crime. On devine que le criminel c’est le Kaiser et que la victime est la Belgique immolée. D’une valeur artistique supérieure, une estampe d’Eugène Courboin représente cet Écossais qui, avec une mitrailleuse, renouvela les prouesses de Bayard et interdit le passage d’un pont à une armée.

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Comme je me promenais sur les boulevards, examinant les étalages, contemplant les innombrables effigies du général Joffre et du roi Albert, je tombe en arrêt devant l’admirable groupe de bronze de Rodin L’appel aux armes, exposé à la devanture de Bernheim jeune. Le guerrier est tombé frappé par la mort ; la tête rejetée en arrière, la main crispée tenant le tronçon du glaive, il semble encore défier l’ennemi. Sur son corps frémissant, plane une figure ailée. Les bras tendus, la bouche grande ouverte, animée d’une exaltation sauvage, elle clame, elle hurle l’appel à la vengeance, à la justice. Image sinistre et sublime, conception géniale, digne du drame quelle veut évoquer. En modelant cette allégorie vibrante et tourmentée, Rodin semble s’être souvenu de la Bellone qui, à l’Arc de Triomphe de l’Étoile, plane au-dessus de l’incomparable bas-relief de Rude.

Vous avez naguère admiré, chaque fois que vous traversiez la Place de l’Étoile, cette œuvre, la plus puissante qu’ait sculptée un artiste du XIXe siècle, œuvre dont l’exécution robuste égale l’inspiration hautaine. C’est à présent, dans l’état d’esprit où nous sommes, qu’il faut retourner la contempler : l’épreuve nous rend capables d’en mesurer la puissance et d’en pénétrer la pensée sublime et vraiment républicaine.

Hommes dans la force de l’âge, vieillards, jeunes gens, se sont levés pour la défense du sol natal. Sûrs de leurs consciences, confiants les uns dans les autres, ils s’avancent graves, intrépides, décidés à accomplir, jusqu’au bout, le plus terrible des devoirs. Ils ne courent pas aux aventures, ils n’ambitionnent ni les victoires ni la gloire, ce n’est pas par plaisir qu’ils ont pris les armes ; ardents et réfléchis, ils ont fait, et ils tiendront, le serment de vivre libres ou de mourir. Tandis qu’ils se pressent, sur leurs têtes, effroyable et magnifique, la guerre leur montre le chemin ; d’un cri démesuré, d’un cri surhumain, elle rallie la nation tout entière. Dans un élan irrésistible, elle les jette, muraille vivante, contre l’envahisseur criminel et leur prédit la victoire qui vengera le Droit.