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Léon Rosenthal, militant, critique et historien d'art
Le public s’est, pendant deux jours, pressé au Petit Palais où l’on avait exposé quelques-uns des objets qui formeront la section française et la section belge à l’Exposition de San Francisco. Ce public n’avait pas été attiré seulement par la curiosité et la sympathie ; il éprouvait une joie singulière à retrouver, pour quelques minutes, des plaisirs dont il est sevré depuis plusieurs mois. J’observais, dans la foule, des personnes qui ne se contentaient pas de regarder les objets présentés ; elles examinaient le palais même comme si elles venaient d’en faire la découverte. Leurs yeux se portaient tour à tour sur les dallages, sur les murs ou sur les pilastres, sur les fresques des plafonds. Il n’était rien qui ne leur offrît de l’intérêt. Cet empressement, cette délectation, si sensibles montraient, à l’évidence, que les satisfactions d’ordre supérieur deviennent nécessaires à ceux qui ont pris l’habitude de les goûter. Elles faisaient naître, aussi, la certitude d’une reprise très rapide et intense de la vie artistique au lendemain de la tempête et suscitaient, ainsi, de toutes manières, de réconfortantes impressions.
Il faut le dire, on n’avait exposé au Petit Palais qu’une très faible partie des titres qui soutiendront notre honneur artistique par-delà l’Atlantique. On ne nous montrait ni peinture ni sculpture, mais seulement quelques tapisseries des Gobelins, d’ailleurs magnifiques, des meubles anciens, quelques produits de la manufacture de Sèvres, parmi lesquels les reproductions des bustes célèbres de Franklin et de Washington, par Houdon. Je n’aurais garde d’omettre une collection d’autographes historiques et des reliques de La Fayette et de Napoléon qui provoquaient une vive curiosité et auront, certainement, plus de succès encore auprès des Américains.
La section belge, au contraire, était représentée par un ensemble important de tableaux qu’accompagnaient des dentelles et quelques petites sculptures. Elle méritait un examen attentif et elle suggérait, sur le génie artistique de la Belgique contemporaine, quelques observations qui me paraissent dignes de retenir l’attention.
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La Belgique tient, à l’heure actuelle, une place éminente parmi les nations artistiques : elle a produit de très grands artistes, elle a sa physionomie originale et elle a ajouté un ordre particulier de richesses au trésor commun de l’art. Lorsque j’énonce ces propositions, veuillez croire que je n’agis pas en courtisan du malheur. Mon admiration pour la Belgique héroïque et martyre est ici hors de cause. Ma sympathie ardente n’influe pas sur mon jugement. Je ne vous dis rien que je n’eusse pu vous dire, il y a un an, et je n’avance d’ailleurs rien dont je ne puisse trouver la preuve dans les œuvres mêmes qui ont passé par le Petit Palais avant leur départ pour San Francisco.
L’apport de la Belgique dans l’art contemporain, le voici : elle a introduit un esprit de sympathie et de pitié dans l’observation de nos peines et de nos misères. Bien qu’elle ait eu des artistes idéalistes et qu’elle ait donné, avec Fernand Khnopff, par exemple, une contribution importante au mouvement symboliste, c’est, en effet, surtout par l’étude de la réalité qu’elle a renoué des traditions séculaires et retrouvé le meilleur de son génie. En fouillant la réalité, elle a pu, pendant un certain temps, se complaire à la peinture de la vie élégante qui a aussi ses tristesses, ou décrire le vice avec une puissance âpre, mais, à ces tendances qui furent, la première, celle de Stevens, la seconde celle de Rops, a succédé une enquête miséricordieuse sur l’existence des pauvres gens. Les artistes belges se sont penchés sur le peuple : ils n’ont pas protesté avec éclat contre les injustices dont il souffre, comme le fit notre Courbet ; ils n’ont pas essayé de montrer, selon l’exemple de Millet, la grandeur épique de ses gestes. Avec bonne foi, avec simplicité, ils ont fraternellement scruté et raconté sa vie. Ils ont fait passer, dans leurs œuvres, un sentiment généreux et humain. Ils ont ainsi accompli, dans les arts plastiques, un travail analogue à celui qu’ont poursuivi les romanciers russes lorsqu’ils ont opposé aux analyses aiguës mais souvent satiriques de nos conteurs une perspicacité égale mais pénétrée toute d’indulgence et de bonté. Il y a chez les artistes belges quelque chose de cette charité souveraine que nous admirons chez Tolstoï. Par là, le peintre Laermans nous retient lorsqu’il représente des ouvriers revenant du travail, tout rompus par l’effort du jour. Léo Frédéric, dans un langage d’une ardeur contenue, décrit les nomades « vendeurs de craie », les écureuses, les éplucheuses de pommes de terre. Par des procédés techniques tout différents, Alexandre Struys nous introduit dans la pénombre d’appartements modestes où l’on souffre, où l’on meurt sans révolte, où les dentellières travaillent avec résignation.
Ainsi se déploie devant nos yeux ce que Maeterlinck a appelé le trésor des humbles. La sympathie s’étend aux choses. Baertsoen nous dit la mélancolie des crépuscules sur les vieilles maisons au bord des canaux. Victor Gilsoul laisse deviner la douceur muette des béguinages. Au milieu d’une telle ambiance, on ne s’étonnera pas qu’il ait été réservé à un sculpteur belge, Constantin Meunier, de trouver les formules les plus heureuses et les plus aptes pour exprimer et pour glorifier le travail. Constantin Meunier s’était fait un style exempt des fausses habiletés et des grâces mièvres. Pour camper des ouvriers, il avait oublié les recettes que les ateliers se transmettent et qui servent à fabriquer des allégories ou des héros. Son art était simple et large, puissant et ample, sans déclamation. Il a chanté le mineur obstiné dans sa lutte souterraine et le docker aux larges pectoraux du port d’Anvers. Je l’ai admiré, naguère, ce docker superbe, dans le petit jardin qui précède, à Anvers, le musée. Qu’est-il devenu ? Les Allemands l’ont-ils respecté ? Assiste-t-il, impassible, au deuil de la ville, ou bien a-t-il été emporté, trophée provisoire, dans quelque musée d’outre-Rhin ?
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S’ils ont un cœur pitoyable et s’ils sentent la dignité du travail, les Belges, par ailleurs, ont, largement, célébré les joies qu’offre la vie. Ils sont les neveux de Brueghel, mais ils sont aussi les héritiers de Rubens et de Jordaens. Une gaieté saine, parfois débordante, parfois formidable, anime quelques-uns de leurs meilleurs artistes. Elle se manifestait dans les œuvres du sculpteur Jef Lambeaux, dont les groupes firent parfois scandale par leur exubérance sensuelle et qui fut l’auteur du monument élevé sur la place de l’Hôtel de Ville d’Anvers en l’honneur du héros mythique Salvius Brabo. Brabo, selon la légende nationale, tua le géant Antigonus qui opprimait les gens des bords de l’Escaut et jeta sa main coupée dans le fleuve. Brabo a laissé une postérité qui saura bientôt, elle aussi, se délivrer de l’oppresseur gigantesque.
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À ces traits caractéristiques de l’art belge, je ne veux plus, à présent, en ajouter qu’un seul. Les Belges, quelles que soient leurs tendances, ont, toujours été d’excellents et, souvent, de hardis ouvriers. Il fut un temps où ils cherchèrent à ressusciter les vieilles formules dont avaient usé leurs glorieux ancêtres. Des peintres remarquables, Leys, Braekelaer, firent, en cet ordre, des toiles ingénieuses et laborieuses qui eurent un grand succès. Depuis lors, la Belgique a cherché et trouvé des techniques plus originales. Quelques peintres ont participé avec éclat au mouvement impressionniste ou néo-impressionniste. Tel Émile Claus, poète des matinées fraîches et ensoleillées, excellent paysagiste dans un pays où l’on a fait beaucoup de beaux paysages, tel, aussi, Van Rysselberghe dont l’art franc et intense s’applique, tour à tour, au portrait, aux fleurs, à la figure nue, aux grandes compositions décoratives. D’autres ont forgé, pour exprimer la vie contemporaine ou les paysages de ville, un langage chaud, complexe, riche en notations, presque surchargé, ainsi Willaert, Cassiers ou Franz Charlet. L’on trouverait, enfin, de nombreux Belges parmi les jeunes gens qui, à l’avant-garde de l’art, cherchent l’originalité au prix d’expériences parfois hasardeuses, mais dont l’art finit toujours par profiter.
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La Belgique artistique est donc féconde en hommes et en œuvres, riche au point qu’elle a pu prêter à l’Angleterre un des peintres qui y ont été le plus fêtés, Alma Tadema. Chez nous, les artistes belges ont toujours trouvé l’hospitalité la plus cordiale, l’accueil le plus fraternel. Ils ont participé à nos Salons, où nous les avons admirés, sans songer à les annexer, heureux de leur trouver quelques traits de ressemblance avec nous, ravis de reconnaître leur originalité, dont l’exemple nous fut souvent profitable. Ils vont, à San Francisco, plaider efficacement la cause de leur malheureuse patrie, portant sur elle le plus beau des témoignages, par leur art où se traduit un génie spontané, joyeux, attendri, et toujours humain.