code_galerie Chroniques de l"Humanité, Site Léon Rosenthal

 

 

Léon Rosenthal, militant, critique et historien d'art

La résurrection des foyers et des villes, L’Humanité, « L’Actualité artistique », 6 février 1915, p. 3.

Cette libération du territoire vers laquelle convergent tous nos efforts, cette libération, objet de nos obsédants désirs, ne nous apportera pas seulement, lorsqu’elle sera réalisée, des joies immenses et d’infinies consolations. Elle nous imposera aussi – y avez-vous déjà réfléchi ? – un énorme labeur et suscitera une suite incessante d’efforts. Plus de dix départements ont été, totalement ou partiellement envahis ; ils ont subi des ravages dont nous ne pouvons, pour le présent, mesurer toute l’étendue, mais dont nous soupçonnons l’intensité. À ces ravages s’ajouteront, hélas ! d’autres désastres, lorsque l’ennemi, délogé, sera contraint d’abandonner sa proie. L’Alsace et la Lorraine ne nous seront rendues que chaudes de ruines fumantes. Avant que la vie économique ait, dans toutes ces régions meurtries, repris son essor, avant que les esprits aient retrouvé leur équilibre moral et que l’activité intellectuelle, elle aussi, ait récupéré sa vigueur, il faudra qu’un travail ait été accompli dont il est facile de deviner l’ampleur et de soupçonner les difficultés. En parler, dès aujourd’hui, ce n’est donc pas témoigner de l’impatience. Que nos armées poursuivent leur tâche prudente et efficace : nous ne prétendons pas anticiper sur le temps. Mais il faut, quand l’heure sera venue, que nous ne nous trouvions pas brusquement en présence de problèmes inattendus. Des erreurs pourraient alors être commises qui seraient ensuite difficilement réparables. L’œuvre qui nous est destinée est de celles qui ne s’improvisent pas. Le bon sens seul exige que nous ne tardions pas à nous inquiéter de la résurrection prochaine des foyers et des villes.

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On comprend qu’il ne peut être question, dans cette chronique, réservée uniquement à la vie artistique, d’aborder un tel problème dans son effrayante complexité. Notez qu’il s’agit de contrées riches parmi les plus riches ; que leur splendeur se compose de tous les éléments qui concourent, à l’heure actuelle, à rendre un pays prospère ; que l’agriculture, l’industrie et le commerce y sont extraordinairement développés ; qu’elles donnent une importance semblable aux choses de l’intelligence. L’administrateur, l’économiste, le savant sont appelés à intervenir : le mécanisme total de la vie contemporaine est, ici, intéressé.

Nous nous bornerons donc à prendre un des côtés du problème, un des moindres peut-être, et qui, pourtant, à nos yeux, ne laisse pas que d’avoir son importance. Il s’agira uniquement pour nous de rechercher selon quelles idées directrices, selon quels principes, ingénieurs et architectes, procéderont à la réfection matérielle des cités, de déterminer l’aspect que devront prendre les villes, les villages, les habitations humaines. Réduit à ces termes modestes, l’objet de notre examen n’en demeure pas moins suffisamment complexe. S’il s’agit d’aménagement de villes, de constructions d’édifices publics, l’État, les départements, les communes y interviendront tour à tour. S’agit-il de demeures particulières, toutes les classes sociales s’offrent à notre esprit avec leurs exigences et leurs besoins divergents. Nous n’avons l’intention de traiter ni question financière, ni question sociale, ni question technique et, d’autre part, nous ne voyons pas le moyen de les éviter totalement.

Il n’est pas possible de parler de constructions municipales ou d’habitations privées sans se demander dans quelles conditions financières elles seront édifiées. Faudra-t-il vivre au jour le jour, se contenter de bâtisses provisoires, insuffisantes, finalement onéreuses ? L’État, au contraire, interviendra-t-il ? Fera-t-il immédiatement des longs crédits aux départements, aux communes ? Sera-t-il possible de répartir sur une suite lointaine d’années ces dépenses lourdes, au prix desquelles sera reconstitué un capital social durable ? Les particuliers qui pourront offrir des garanties trouveront-ils auprès des sociétés de crédit actuelles ou auprès de nouvelles sociétés, créées pour la circonstance, un appui efficace ? Rien de cela ne peut être discuté ici, mais on comprend qu’il n’y aura travail utile que si le crédit, à tous les degrés, est organisé. Sans discuter les difficultés d’ordre social, il faut, tout au moins, reconnaître qu’une municipalité socialiste apportera, dans la conception de ses services publics, certains principes particuliers. Le problème de l’habitation ouvrière sera résolu selon de pures considérations esthétiques. Sans approfondir les questions techniques, il y a lieu de tenir compte de la facilité plus ou moins grande que certains matériaux ou procédés peuvent offrir à l’architecte.

Le souci de l’hygiène, la protection de la moralité publique ne peuvent pas être un instant oubliés, et il n’est pas jusqu’à la législation dont il ne faille tenir compte, car on peut espérer, par exemple, que cette occasion sera saisie pour discuter et, s’il se peut, faire disparaître l’impôt des portes et fenêtres, absurde et malsain, et que toutes sortes de précautions seront prises pour faciliter la réfection rapide, encourager les initiatives individuelles et aussi en réglementer les dangers et les abus.

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Tant de préoccupations ne sont pas hostiles au souci de la beauté : bien au contraire, en nous obligeant à tenir compte de données multiples et variables, elles nous contraignent à des efforts plus précis et préparent des solutions plus souples. Il s’y ajoute un élément perpétuellement renouvelé : l’aspect, les ressources, le génie même du coin de terre sur lequel il s’agit d’opérer. L’Alsace ne ressemble pas à la Lorraine, ni la Lorraine à la Flandre. Dans la même province, la constitution du sol, le profil d’une colline, l’orientation d’une vallée, des usages et des goûts séculaires, des nécessités présentes créent des différences et ces différences demandent à être respectées. Absurde celui qui apporterait de je ne sais quelle officine un plan de ville, de façade ou de place qu’il prétendrait partout imposer. Il n’y aura pas d’obligation plus pressante, pour l’architecte, que de se conformer à la vie locale ; on n’en saurait, non plus, imaginer de plus féconde. Essayerai-je, à présent, de dénombrer les problèmes successifs qui s’offriront à nous si nous voulons pousser plus avant notre analyse et qui mériteront d’être isolément examinés ?

Avant tout autre, se posera le problème des villes : convient-il de laisser au hasard le soin d’orienter les rues, de distribuer les places, de mesurer les espaces libres ? Y a-t-il lieu, d’autre part, d’autoriser les particuliers à construire selon leurs convenances ou leurs caprices sans leur imposer des servitudes d’intérêt social ? Faut-il s’en tenir uniquement à l’examen des besoins immédiats ou prévoir les extensions prochaines et leur assigner, par avance, un plan ?

La ville retracée, il faut lui restituer les monuments nécessaires à la vie sociale. Ces monuments auront été plus ou moins radicalement détruits. Faudra-t-il tenter de les restaurer ? Y aura-t-il lieu de les reconstruire selon leur plan ancien ; l’architecte, au contraire, sera-t-il laissé libre d’opérer selon son goût propre ? Autant de questions, auxquelles il ne sera pas possible de faire une réponse unique et pour lesquelles il sera nécessaire d’apporter des solutions différentes selon les cas et les circonstances. Par ailleurs, se bornera-t-on simplement à réédifier les constructions anciennes ; ne sera-t-il pas préférable de procéder à des répartitions conformes aux exigences actuelles, ne sera-t-il pas nécessaire d’envisager la création de monuments nouveaux, répondant à des conceptions neuves, maisons du peuple, salle des conférences, par exemple ?

L’école primaire, en particulier, exigera une attention et des recherches considérables. Non seulement rien ne doit être épargné pour l’éducation des enfants, mais l’école se trouve souvent dans les bourgs, dans les villages, le centre moral de la commune. Sa mission devient complexe : elle attire les adultes, elle sert aux réunions éducatives et politiques. Autant d’attributions qu’il faudra prévoir et concilier.

Le problème de l’habitation particulière prend des aspects très divers, selon qu’on envisage les campagnes ou les villes. La maison du riche, entourée d’un parc spacieux ; la maison du paysan, selon qu’elle est isolée ou reliée à un groupe, selon qu’elle sert uniquement à l’habitation ou qu’elle s’associe à des constructions d’exploitation ; à la ville, l’hôtel particulier, la maison de rapport, la cité ouvrière, toutes ces formes de l’habitat demandent à être envisagées une à une, si l’on ne veut demeurer dans la routine et le vague.

Enfin, lorsque les murailles auront été relevées, lorsque les salles seront prêtes pour recevoir leurs hôtes, il faudra les aménager et, là encore, pour la décoration des édifices publics comme pour celle des intérieurs, pour le choix des tentures, l’élection des mobiliers, mille petites difficultés se poseront qui intéressent, à la fois, le goût et la richesse publics.

Tant de travaux rendront aux arts une activité intense. Les artistes sont-ils préparés à ce que nous pouvons exiger d’eux, ne doit-on pas leur demander de vérifier leurs idées et leurs forces, n’auraient-ils pas avantage à se grouper, à s’organiser ?

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J’ai accumulé les interrogations. Il paraîtra, je pense, utile de leur chercher quelques réponses. C’est à cette tâche que j’ai l’intention de consacrer nos prochains entretiens, toutes les fois qu’un fait immédiat ne viendra pas nous retenir. Pour entreprendre cette enquête avec profit, il faut, tout d’abord, que nous soyons d’accord sur une idée essentielle que voici : il y aurait paresse criminelle à se borner, demain, à restaurer tant bien que mal les édifices du passé et à ne pas utiliser l’occasion fournie par le malheur pour tenter des améliorations et des embellissements sans nombre. Les villes et les foyers détruits ne doivent pas seulement se relever, il importe qu’ils renaissent, plus jeunes et plus beaux, transfigurés et magnifiés par l’épreuve.