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Léon Rosenthal, militant, critique et historien d'art
Wagner, bouc émissaire de la musique germanique, est menacé de proscription. Aucun peintre, sculpteur, architecte ou décorateur allemand contemporain n’a acquis, en France, assez de renommée pour susciter tant de haine. On n’a pas, à ma connaissance, réclamé encore réclamé l’expulsion des rares œuvres anciennes que renferment nos collections publiques. Nous sommes autorisés à garder pour Albert Dürer l’admiration que lui vouaient Michelet ou Victor Hugo.
Mais l’on nous met en garde contre une influence germaine diffuse qui se serait insinuée dans nos arts plastiques à la faveur de recherches périlleuses, et l’on adjure les intellectuels égarés, qui se firent, à leur insu, les patrons de cette infiltration, de renoncer à une attitude, impardonnable à présent qu’ils sont avertis.
Faut-il battre notre coulpe et conseiller à nos artistes et au public le respect des traditions désormais intangibles ; pouvons-nous, au contraire, persévérer, sans remords, parce que sans reproche, dans une action qui n’a cessé, à aucun moment d’être salutaire ? Voilà le débat que j’annonçais, la semaine dernière, et que je vais m’exposer de vider aujourd’hui.
En ce qui concerne la peinture et la sculpture, je serai extrêmement bref.
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Lorsqu’on impute à nos novateurs des tendances germaniques, on oublie que, depuis trois quarts de siècles, environ, c’est, au contraire, la peinture allemande qui a été à la remorque de la nôtre. Les Allemands ont successivement imité Paul Delaroche – ce fut l’école de Munich, avec Piloty –, Courbet – ce fut l’art de Leibl –, les Impressionnistes – et M. Max Liebermann, en signant le manifeste des intellectuels, n’a pu effacer ce qu’il doit à Claude Monet.
Habitués à prendre chez nous le mot d’ordre, à étudier de très près nos artistes, ils se sont empressés auprès de tous ceux qui paraissent leur apporter des lumières nouvelles. Ils ont beaucoup acheté d’œuvres et souvent les plus hardies. Nous aurions mauvaise grâce à nous en plaindre. Ils ont accueilli, avec empressement, des essais récents parce qu’ils y trouvaient un accord avec leurs instincts décoratifs et géométriques. Mais, s’ils ont applaudi au cubisme et, s’ils ont cru le comprendre, ce n’est pas, certes, eux qui l’ont inventé.
En somme, les peintres allemands sont venus prendre en France le mot d’ordre. S’il y a eu influence, c’est de nous, sur eux, qu’elle s’est exercée.
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Pour la sculpture, il y a moins encore. Depuis plusieurs années, des sculpteurs français ont cru s’apercevoir que la statuaire était embarrassée de tout un formalisme, d’une science acquise et factice, dont ils ont essayé de secouer le joug. Par cet effort, ils continuaient le grand mouvement développé à travers la période contemporaine par des artistes glorieux : Rude, Barye, David d’Angers, Carpeaux et Rodin. Ils se sont ingéniés à donner à leur œuvre une valeur vraiment monumentale, une structure simple et vigoureuse. Ils ont voulu créer un art de plein air et qui fût véritablement de notre temps.
Dans cette élaboration, ils ont demandé un appui, ce sont les vieilles traditions nationales, l’art des cathédrales du XIIIe siècle, l’art franco-flamand de la Bourgogne au XVe siècle, qui le leur ont fourni. En tout cela, pas trace de germanisme. Ils ont ambitionné l’ampleur et non le colossal ; ils ont enveloppé les formes sans les réduire à des volumes géométriques. Il n’est pas possible de produire un argument sévère contre leurs initiatives.
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L’architecture et les arts appliqués à la vie réclament une discussion plus approfondie. D’abord, ce sont les arts qui vont trouver le plus à s’employer dans la période présente. Ce sont aussi ceux qui dépendent le plus étroitement de l’opinion publique. Un peintre ou un sculpteur peuvent, s’ils sont doués d’une grande énergie, réagir contre l’atmosphère qui les entoure et créer des œuvres conformes à leurs convictions, même si ces convictions rencontrent une hostilité générale.
L’architecte, l’orfèvre, le décorateur travaillent pour une clientèle dont ils subissent les prédilections et les préjugés. Il y a donc, en ce qui les concerne, intérêt essentiel à combattre les sophismes qui tendent à se répandre dans le public. Le problème, enfin, se présente ici avec une particulière complexité.
Il est nécessaire de le rappeler, les arts de la vie, depuis la fin du Premier Empire, ont été frappés en France, de stérilité. Le XIXe siècle s’est déroulé au milieu de la répétition fastidieuse de formules usées. Dans les dernières années du siècle, lorsque des artistes ont surgi qui ont voulu se dégager et opérer une véritable résurrection, ils se sont trouvés dans la situation la plus défavorable.
Les traditions d’art, les plus riches qu’eût jamais possédées un peuple artiste, ces traditions qui, vivantes, auraient soutenu et guidé les imaginations, étaient depuis longtemps oubliées et mortes. À leur place régnait une mécanique et oppressive. Le public, inerte, se complaisait alors dans les images du passé et était rebelle à toute innovation.
Les artistes cherchèrent un appui dans des théories réfléchies. Ils élaborèrent plusieurs doctrines libératrices. Les uns préconisèrent l’étude directe et constante de la nature, l’interprétation des formes vivantes, en particulier des formes végétales. Ce fut la pensée maîtresse d’Émile Gallé, et elle est restée la règle directrice de l’École de Nancy. D’autres, tout près de nous, demandèrent, avant tout, à l’artiste de combiner en une harmonie unique, tous les éléments qui peuvent concourir à l’utilité ou à l’embellissement de la vie. Ce fut la loi de ceux que l’on dénomma les ensembliers. D’autres, enfin, réclamèrent de l’artiste un usage logique des matériaux qu’il œuvre et une adaptation rationnelle aux destinations prévues. Ainsi procédèrent un architecte comme Charles Plumet ou un constructeur de meubles comme Eugène Gaillard. Respect de la nature, harmonie, logique n’avaient, soit dit en passant, rien qui fût incompatible et pouvaient se combiner, utilement, dans les préoccupations des artistes.
Quelle que fût, pourtant, la beauté de ces principes, combinés ou isolés, ils supposaient, chez l’artiste, une richesse d’imagination, une persévérance, une sûreté de goût, exceptionnelles. L’application en était hasardeuse. Il fut commis des erreurs, même des extravagances.
Pour se soutenir, pour se diriger, pour solliciter l’invention et aussi pour la régler, les artistes cherchèrent, de tous côtés, des exemples. Contre l’obsession de Louis XV, ils invoquèrent le Japon, la Chine, l’Inde, la Perse, l’Assyrie, les pays scandinaves, que sais-je ? La Russie, les Arabes. Tandis qu’ils demandaient des stimulants aux civilisations préhistoriques et aux régions les plus lointaines, nos artistes se trouvèrent en présence de l’art allemand. Ils le découvrirent, parmi beaucoup d’autres, et l’un des derniers. Les Allemands étaient, précisément, en train de produire, en architecture et dans les arts appliqués à la vie, un remarquable effort. Avec patience, avec méthode, discipline, ils avaient groupé les forces artistiques de leur pays. L’enseignement du dessin était développé dans les écoles élémentaires, des écoles techniques étaient créées, les artistes étaient groupés et des offices de renseignement et de vente s’ouvraient pour le public. En un mot, on avait déployé cet esprit d’organisation détestable lorsqu’il s’exerce au profit de la barbarie et de la violence, admirable quand il soutient les œuvres de la vie.
L’Exposition des Artistes de Munich, au Salon d’Automne de 1910, révéla au public français l’intensité de ce mouvement. Sans doute, les Allemands, avec leur maladresse coutumière, nous offraient-ils précisément les travaux du centre le plus éloigné du goût français, et il est certain que les produits de Darmstadt ou de Dresde nous auraient été plus intelligibles ; mais enfin, tout n’était pas digne de mépris dans ce goût munichois que l’on se plaît aujourd’hui à qualifier d’abominable. En réalité, l’exposition eut un très vif succès. Nous fûmes surpris plus que choqués. Amateurs et artistes furent frappés des recherches techniques, de la variété des conceptions, de l’ingéniosité déployée, du caractère somptueux, de la grandeur barbare des installations.
Sans doute, il n’y avait pas un objet, pas un ensemble qui fût satisfaisant de tout point, et de même parmi les constructions édifiées par les architectes de Berlin ou de Leipzig avec une science remarquable des exigences rationnelles, pas un édifice ne s’élève qui ne puisse nous choquer par quelque particularité. Il manquait aux Allemands ce sentiment fin, subtil, des harmonies de nuances et de tons, de convenances, de la mesure, que nous appelons le goût. Ceux qui examinèrent les œuvres allemandes et en reconnurent le mérite se dirent qu’il leur faudrait peu de chose pour devenir belles et que ce peu de chose dont les Allemands, malgré leur application opiniâtre, étaient incapables, il appartiendrait aux Français de l’apporter. Les Allemands, au fond, n’étaient pas loin de le reconnaître et l’Europe partageait ce sentiment. Ils comprenaient que la France était le creuset où s’épureraient les formes proposées ou suggérées par les artistes du monde et que le style nouveau, attendu par une espérance universelle serait universel et français.
Que certains de nos artistes aient travaillé à cette élaboration avec une hâte tumultueuse, je leur en ai fait jadis le reproche, comme d’un défaut que le temps saurait amender. Qu’il y ait eu des engouements excessifs, je n’en disconviens pas, mais les ballets russes les suscitèrent au moins autant que Munich. L’Exposition des arts britanniques, organisée l’été dernier, au Musée des Arts décoratifs, si la guerre ne l’avait malencontreusement interrompue, aurait, elle aussi, provoqué, sans doute, des fièvres passagères suivies d’acquisitions sérieuses.
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Je conclus. Il n’y a pas pour l’art français de péril germanique, non plus qu’il n’existe de péril britannique, japonais, russe ni persan. Il y a excitation profitable pour nos artistes à se tenir en contact avec tous les arts étrangers. Ce contact deviendrait dangereux, le jour où notre génie national serait épuisé. Il est vivant et vivace. Faites-lui crédit. Du suc amer, fort ou douceâtre des nations, il élaborera le miel au parfum délectable. Si nous empruntons aux Allemands, tant mieux, et ce sera, si nous le voulons, autant de pris sur l’ennemi. En tout cas, nous ne sommes pas menacés d’être annexés par leur art.
En post-scriptum : « […] On a placé, devant le musée du Luxembourg, le groupe de Paul Dubois, qui représente une Alsacienne et une Lorraine, groupe sobre, discret, d’une infinie délicatesse, vraiment pathétique. L’œuvre avait produit une grande émotion au Salon de 1899 où elle parut. Elle était alors en cire, le bronze en a conservé presque entièrement le charme. Paul Dubois l’avait intitulée : Souvenir ; nous aujourd’hui, Espérance ».