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Léon Rosenthal, militant, critique et historien d'art
Lorsque nous envisageons, dans la France libérée, la résurrection des cités ravagées par la guerre, nous devons, avant tout, nous bien persuader de cette idée qu’il ne saurait s’agir, sur aucun point, de réédifier simplement ce qui aura été abattu.
Villes, villages et bourgs, toutes les agglomérations, les plus puissantes comme les plus réduites, ont grandi au hasard. Leur développement n’a jamais été ni dirigé, ni surveillé. Ce développement, on le sait, a été surtout intense dans la période contemporaine. Il a été particulièrement rapide précisément dans les régions du nord et de l’est, et il y a répondu à la naissance et à l’essor de la grande industrie. Quelques rares villes, comme Bergues, ont pu végéter, d’autres, comme Douai ont eu leurs crises ; la presque totalité se sont métamorphosées. Lille avait 54.000 habitants en 1801, et 217.000 en 1911. Dans le même espace de temps, Roubaix a passé de 8.000 à 122.000 habitants, Reims de 20.000 à 115.000.
Ce prodigieux accroissement numérique n’a pas été accompagné d’un accroissement superficiel correspondant. Quelques villes étaient entourées d’une enceinte fortifiée, et des remparts, dont l’inutilité est cruellement apparue au moment du danger, les ont constamment opprimées. Ailleurs, les conditions naturelles se prêtaient mal à l’extension urbaine presque partout, l’égoïsme des propriétaires, l’avarice et l’imprévoyance des municipalités s’opposaient à l’élargissement des villes. Enfin, l’insuffisance du réseau des communications retenait près des centres les travailleurs et leur interdisait de s’évader.
Il en résulte que les villes se sont, de plus en plus, surpeuplées. Les anciennes réserves d’air, jardins de couvents, parcs privés, parfois même, terrains municipaux, qui pouvaient se trouver à l’intérieur de la ville, ont peu à peu disparu, morcelés, lotis, sans qu’aucune protestation se fît entendre. Les maisons se sont surélevées ; les boîtes à loyers ont reçu un nombre, chaque jour grandissant, de locataires. Les villes, en un mot, comme on l’a dit, se sont développées en hauteur et, de ce mouvement, on le conçoit sans peine, c’est la classe ouvrière qui a été la première victime.
Or voici que les obus, les bombes incendiaires, les explosifs, toutes les forces de destruction auront éventré constructions luxueuses et quartiers insalubres, renversé les murailles lépreuses, abattu les taudis. Dans les quartiers riches, dans les quartiers pauvres, va-t-on inviter les propriétaires à rebâtir librement leurs immeubles effondrés ? Un hasard, une anarchie de quelques mois vont-ils rétablir le désordre et rivaliser de méfaits avec une anarchie séculaire ? Ne faut-il pas, bien plutôt, profiter du mal lui-même ? D’une ruine déplorable ne convient-il pas de faire surgir un grand bien ?
Réfléchissez-y : ces masures, on ne les aurait pas facilement détruites, mais, à présent, elles sont à bas. Ces cloaques, on ne les aurait pas expropriés : ils ont disparu. En certains endroits, tout a été rasé. Des quartiers, des bourgs entiers, des villes s’offrent vides ; l’architecte y peut opérer comme le font, en Amérique, ceux qui tracent une de ces cités-champignons jaillies brusquement du sol. Avec cette différence, cependant, tout à notre avantage, que l’architecte américain bâtit pour une destination future, dans des conditions nouvelles, donc pour un résultat hypothétique, tandis que, chez nous, il s’agit de satisfaire des besoins, depuis longtemps parfaitement connus, donc pour un succès certain.
Aucun doute ne peut, donc, subsister ; tous les efforts privés ou publics devront être combinés et contrôlés. Ils doivent s’ordonner selon une volonté réfléchie et ferme. Notre hâte de voir les villes reparaître devra être raisonnable. Tout devra y être subordonné à une vue d’ensemble, selon un plan.
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L’objet à atteindre est très simple, et il n’est pas besoin de longues phrases pour l’expliquer. Il faut que les villes offrent à leurs habitants le maximum de commodité et de bien-être. Cet objet simple, on y a trop rarement pensé. D’ordinaire, ce sont les hommes qui ont essayé, tant bien que mal, de se plier aux caprices de la ville. Dorénavant, il faudra se rappeler, selon le mot énergique de Cheysson, que « la cité est faite pour les hommes et non les hommes pour la cité ».
Les groupements urbains, que les conditions de la civilisation contemporaine ont imposés aux hommes, sont dangereux par eux-mêmes. J.-J. Rousseau l’a dit, dans un, passage de l’Émile souvent cité : « L’haleine de l’homme est mortelle à ses semblables. Ce n’est pas moins vrai au propre qu’au figuré. Les villes sont le gouffre de l’espèce humaine. Les hommes ne sont point faits pour être entassés en fourmilière… Plus ils se rassemblent, plus ils se corrompent. Les infirmités du corps, ainsi que les vices de l’âme sont l’infaillible effet de ce concours trop nombreux. » Le péril que dénonçait J.-J Rousseau, les médecins du XIXe siècle en ont précisé la réalité et l’intensité. Il conviendra donc, d’abord, que la cité respecte les lois reconnues de l’hygiène.
Par là, déjà, elle deviendra belle. En plus d’un cas, j’aurai l’occasion de le démontrer, le simple respect de l’hygiène est créateur de beauté. En d’autres occasions, les exigences de l’hygiène donnent à l’artiste prétexte à intervenir. Enfin, s’il peut se produire entre l’hygiène et l’artiste quelque difficulté de détails, je doute que les difficultés soient jamais insolubles. Si l’opposition était irréductible, je ne balance pas à dire que ce serait à l’artiste de céder : ma conviction est que le cas ne se présentera jamais, car jamais un véritable artiste ne perdra à être obligé de respecter une loi et surtout une loi raisonnable.
La cité devra être commode. Elle devra répondre à toutes les exigences de la vie moderne : être une machine adaptée. Il n’est, sans doute, aucune ville, à l’heure présente, qui réponde de tous points à sa mission : circulation difficile, services publics dispersés, vie économique malaisée, sont, parmi d’autres, des inconvénients généraux. Autant de problèmes à envisager.
La ville doit être belle. « On a trop longtemps fait bon marché des questions d’art pour le peuple », écrivait Cheysson, qui n’était ni socialiste ni socialisant mais dont les vues étaient généreuses et qui savait, à l’occasion, rendre justice à des idées socialistes, « mais ce superflu est nécessaire. Il faut à ces pauvres vies courbées sous le joug du rude labeur quotidien un peu d’idéal. L’art, ce luxe qui ne coûte rien à l’artiste que du talent et du génie, l’art doit ajouter son prestige au charme domestique de l’habitation salubre et confortable. Le travailleur a droit, lui aussi, à la beauté ».
Enfin, les villes sont des organismes en perpétuelle évolution. À chaque instant, les conditions de leur activité sont modifiées : des besoins nouveaux se créent ou se développent. De plus, elles continuent à grandir, à grandir très vite, Le ralentissement général des progrès de la population ne les a pas encore atteintes. Il est nécessaire de tracer la ville non seulement pour ses convenances actuelles mais pour ses exigences de demain. Il ne suffit pas d’organiser le présent ; il faut prévoir et diriger l’avenir.
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Des travaux aussi considérables exigent le concours de toutes les activités. Notre législation est tout à fait imparfaite. En l’état actuel, elle est désarmée contre les municipalités insoucieuses de leurs devoirs, et elle ne soutient pas les municipalités désireuses de bien faire. Des projets de loi avaient été préparés pour améliorer cette situation : d’abord, un projet Beauquier, déposé le 22 février 1909 et qui ne fut pas discuté en temps utile, puis un projet Siegfried qui reprenait, en partie, le précédent et qui fut déposé le 28 novembre 1912. Il appartient aux élus du Parti de poursuivre, au Parlement, l’amélioration de la législation et de faire préciser, aussi, l’intervention ou la participation de l’État ou des départements dans les travaux des villes.
Les municipalités socialistes n’ont pas besoin d’attendre une législation nouvelle. Dès à présent, elles peuvent envisager les responsabilités qui leur incombent. Qu’elles préparent, si elles ne l’ont déjà constituée, une commission spéciale. Cette commission ne doit pas être uniquement formée de conseillers municipaux. Il importe qu’elle réunisse, au moins à titre consultatif, le maximum de compétences. Aux agents techniques, tout désignés en l’occurrence, doivent s’ajouter les représentants des sociétés artistiques ou archéologiques locales, les érudits qui ont étudié l’histoire de la cité, les artistes qui s’y sont établis ou en sont originaires. Dans les municipalités où les socialistes sont en minorité, ils peuvent essayer de déterminer la majorité à une semblable initiative et doivent participer aux travaux des commissions qui pourraient être instituées et où leur contrôle est absolument nécessaire.
Partout ailleurs, ou plutôt, partout sans exception, il convient de faire appel à l’opinion publique. Tandis que les groupes socialistes mettront à l’étude les problèmes locaux, les socialistes, individuellement, s’affilieront aux associations fondées pour travailler à la beauté de la ville ou provoqueront la création de semblables sociétés. Ces sociétés, qui n’ont aucune couleur politique et où il y a intérêt à ce que les partis et les classes les plus différents soient représentés, peuvent avoir une action très étendue : elles font, selon le cas, pression sur les autorités, sur les passions égoïstes. Elles peuvent agir par des conférences, par des pétitions, par l’affichage. Elles n’entraînent, d’ailleurs, qu’à des frais minimes et des cotisations très faibles doivent permettre de multiplier le nombre des adhérents. Les femmes peuvent et doivent y participer. L’activité de la société des Amis de Paris peut être donnée en exemple. Plus de sept cents sociétés analogues existent aux États-Unis. C’est une ligue civique qui, en 1907, a provoqué à Saint-Louis d’Amérique, la création de 100 kilomètres de boulevards-promenades.
La presse exercera, en ces questions son rôle bienfaisant. Les problèmes que je ne puis aborder ici que dans leurs termes les plus généraux, prennent, pour chaque région, des aspects particuliers. Il appartient au journal socialiste régional de répandre parmi ses lecteurs les notions utiles, d’éveiller et de guider leur vigilance. Depuis 1909, le citoyen Cuminal a donné, dans l’Avenir socialiste de Lyon, une suite méthodique d’articles très clairs et très solides, où il invite le prolétariat lyonnais aux problèmes généraux que pose l’esthétique des villes et analyse aussi les questions purement lyonnaises. Il serait désirable que, partout, de semblables campagnes fussent entreprises. Les correspondants locaux, si souvent embarrassés pour découvrir des sujets de communications intéressantes, rencontreront, dans le plus petit bourg, dans le moindre village, des questions d’hygiène ou d’esthétique, dont l’intérêt ne saurait être contesté.
Enfin les syndicats ouvriers ont à accomplir une tâche complexe. Ils ne peuvent se désintéresser d’aucun des problèmes qui concernent la vie ouvrière. Par leur influence collective, par l’activité individuelle de leurs membres, ils ont donc, perpétuellement, à intervenir. De plus, au moment où les usines détruites vont être restaurées, il leur appartiendra de surveiller les conditions dans lesquelles sera rétabli l’édifice où s’accomplit le travail, c’est-à-dire, en somme, l’édifice où l’ouvrier passe la plus grande partie de sa vie. L’usine devra-t-elle être reconstruite sur place ou transportée, et en quel endroit ? La distribution des locaux, leur aération, leur éclairage, la création de vestiaires, de lavabos, de salles de repos, doivent s’accomplir selon, le vœu des ouvriers. Les industriels ne pourront refuser d’accepter, pour toutes ces questions, la collaboration ouvrière, car leur intérêt bien entendu les engage, en dehors de toute espèce de sentiment, à désirer que l’ouvrier se plaise à l’usine. Tels sont les concours que réclame la résurrection rationnelle des villes. À quels obstacles, ils peuvent se heurter, et quelle tâche il importe d’accomplir, nous le dirons, dans nos prochains entretiens.