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Léon Rosenthal, militant, critique et historien d'art

La résurrection des villes (II), L’Humanité, « L’Actualité artistique », 6 mars 1915, p. 3

Qu’il se trouve dans chaque commune, un seul citoyen épris du lieu où il réside, désireux de l’embellir du tout au moins, d’en sauvegarder les beautés, que ce citoyen soit un homme d’action capable de défendre ce qu’il sait être la vérité et de protester contre les abus ou les négligences et, par lui, beaucoup de mal pourra être évité, en attendant que beaucoup de bien soit accompli.

S’il veut recruter des adhérents, les arguments ne lui manquent point. Il a, par avance, cause gagnée auprès de ceux qui sont soucieux du mieux-être commun de l’hygiène, de la beauté, et qui pensent que rien ne peut être accompli sans méthode et sans discipline, c’est-à-dire auprès de tous les socialistes.

Pour les autres, s’il s’en trouve parmi eux qui soient sensibles aux exemples du passé et aux arguments historiques, il leur apprendra que l’idée de construire les villes selon un plan déterminé pour leur assurer le maximum de salubrité et de splendeur ne fut pas étrangère à l’Antiquité. Vitruve consacre plusieurs chapitres de son célèbre traité à l’exposé des conditions que requièrent le choix de l’emplacement d’une cité, l’orientation des rues, le groupement des monuments publics. S’il s’appuie sur une science fort confuse, ses intentions n’en restent pas moins excellentes. Les rois de France ne se sont pas absolument désintéressés de ces problèmes. Enfin, il convient de rappeler l’exemple du Comité de Salut Public, qui, en Messidor de l’an II, abordait la question qui nous occupe avec cette hauteur de vues et cette ampleur que les révolutionnaires apportèrent en toute chose.

« Il importe, proclamait l’arrêté que le Moniteur publia le 26 Messidor, il importe de mettre de l’ensemble dans les travaux publics et de ne s’occuper de l’assainissement ou de l’embellissement des communes que d’après un plan général. » En conséquence, le Comité invitait les artistes qui avaient fait des projets d’embellissement de Paris à les remettre entre les mains d’un jury spécial constitué pour les examiner. « II sera, ajoutait-il, formé par le jury un plan général de Paris propre à assainir et embellir cette commune, le tout de manière à améliorer le sort des citoyens, en y conduisant des eaux abondantes, en y ménageant des places vastes, en construisant des fontaines, des marchés, des gymnases, des bains publics, des théâtres, des rues larges avec des trottoirs, des égouts, des latrines, des cimetières, et en général tout ce qui peut contribuer à la salubrité et à la commodité publiques. Il sera formé par le même jury des plans d’assainissement, d’amélioration et d’embellissement des autres communes de la République qui peuvent en être susceptibles. À cet effet, les artistes de tous les départements sont invités à envoyer les plans déjà faits à la Commission des Travaux publics. »

Ces vues généreuses, dont les événements empêchèrent la réalisation, ne sont-elles pas dignes de régler notre conduite ? Faut-il produire le tableau de ce qui s’accomplit à l’étranger ? Les faits sont trop abondants pour qu’il me soit possible de tenter de les résumer, même brièvement. Je me contenterai, à l’occasion, de citer quelques exemples significatifs. Ceux qui voudraient une information plus ample la trouveront dans le Rapport présenté par la Chambre syndicale des propriétaires de Lyon au Congrès de la Propriété bâtie, en 1913. Ils y verront, non sans regret, que nous nous sommes laissé devancer par la plupart des pays civilisés. De tous côtés, le problème urbain est posé ; des solutions, au moins partielles, y sont apportées. Les villes sont invitées ou contraintes à établir des plans de travaux méthodiques. En France, à ma connaissance, une seule ville, Lyon, a formé une commission pour élaborer un plan semblable. Cette commission a été constituée en juin 1912 ; je ne saurais dire si elle a achevé ses travaux.

Il est, je le sais, des personnes, que ni les arguments historiques, ni les exemples étrangers ne sauraient toucher et qui restent peu sensibles à l’esthétique, à la solidarité, voire même à la philanthropie. Nous ne sommes pas, pour autant, désarmés auprès d’elles et nous ferons appel à leur intérêt. Nous leur dirons que tous les sacrifices consentis pour améliorer la cité sont de nature à diminuer les maladies contagieuses ainsi que les tares morales. Les charges sociales se trouvent, du même coup, allégées. Des individus, qui seraient devenus un fardeau ou un danger pour la société, demeurent des unités utiles. Cette préservation du capital humain, les Américains, pratiques et positifs, ont essayé de l’évaluer en chiffres. Leurs calculs n’ont, peut-être, qu’une précision apparente ; mais l’opération se solde, à coup sûr, par un bénéfice social.

Invoquons des intérêts plus directs ou plus immédiats. Les femmes qui ont formé, à Saint-Louis d’Amérique, une ligue pour l’amélioration de leur ville proclament « la valeur commerciale de la beauté ». « Une ville belle, propre et bien tenue est, selon leur remarque, de l’argent dans la poche de tous les habitants ». Ville ou village, l’agglomération riante et saine attire et retient le voyageur. Qu’on la traverse par plaisir ou pour affaires, on s’y attarde volontiers : elle devient un centre de courses commerciales ou d’excursions. Le petit rentier, le retraité, viennent s’y retirer, population de tout repos, qui ne fait pas de désordre et paye avec exactitude. Les entreprises de tout ordre sont encouragées à s’y installer. Plus d’une cité qui végète prendrait de l’essor si elle s’efforçait d’effacer les incommodités et les laideurs qui la font délaisser.

Restent les propriétaires, dont le droit va être directement atteint dès que nous entreprendrons le moindre travail rationnel d’édilité. Ils seront frappés d’expropriations totales ou partielles. Leurs immeubles vont être grevés de servitudes multiples. Des règlements limiteront leurs initiatives. En certains cas, vous leur imposerez une participation pécuniaire à des travaux dont ils doivent bénéficier. Mais, précisément, s’ils sont conscients de leurs intérêts véritables, ils accepteront la réglementation qui provoque une amélioration générale de la cité et donne, par là même, une plus-value certaine à leurs propriétés. Vous vous heurterez, peut-être, à la résistance aveugle d’un propriétaire isolé. L’ensemble des propriétaires – j’en juge par l’attitude de la chambre syndicale des propriétaires de Lyon – pourra discuter les modalités de vos réformes, protester contre la part contributive que vous réclamerez, mais appuiera certainement un mouvement auquel les propriétaires, en s’associant au bien général, ont tout à gagner.

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Le grand obstacle capable de faire hésiter les bonnes volontés et de paralyser les initiatives, c’est que toute entreprise d’organisation est nécessairement fort onéreuse. Indépendamment des travaux à effectuer, il est nécessaire, de toute évidence, d’acquérir des terrains, de démolir des édifices, de procéder à des expropriations nombreuses. Même en temps normal, les municipalités reculent devant de telles entreprises. Leurs budgets sont, pour la plupart, obérés. Est-il bien opportun, à l’heure où les communes ravagées auront tant de soucis, tant de nécessités urgentes et des ressources si évidemment insuffisantes, de leur prêcher un idéal séduisant et inaccessible ?

N’hésitons pas à le penser : le moment est parfaitement choisi. Tout d’abord, et j’y ai déjà suffisamment insisté pour n’avoir pas à y revenir, les destructions opérées par la guerre imposent des obligations inéluctables. Partout où la mairie, les écoles, les bâtiments publics auront disparu, il faudra les rétablir ; partout où les voies publiques auront été défoncées, coupées ou détruites, il faudra les retracer. Aucun doute sur l’urgence de ces opérations : la seule question est de savoir si elles seront bien ou mal faites. Or il n’en coûtera pas plus de les conduire avec soin.

Pour ce qui n’est pas d’absolue nécessité, les ravages de la guerre créant des possibilités et des facilités exceptionnelles. Ces facilités disparaîtront rapidement, si on n’en tire pas immédiatement parti. Si vous laissez les initiatives privées s’exercer au hasard, demain il faudra exproprier des constructions neuves et vous vous heurterez à de quasi-impossibilités. Le prix des terrains ne sera pas, selon toute vraisemblance, particulièrement élevé. Quelques propriétaires auront disparu ; d’autres auront perdu les raisons de s’attacher à un point déterminé. Beaucoup n’auront pas des ressources suffisantes pour reconstruire et préféreront appliquer à d’autres objets les indemnités qui leur seront offertes.

Les communes, d’ailleurs, recevront, elles aussi, des indemnités. Il faut l’espérer : ceux qui ont ravagé notre territoire seront obligés, selon toute justice, de réparer pécuniairement, dans la mesure la plus large, les ravages qu’ils auront exercés. Il sera légitime, d’autre part, de répartir sur une longue suite d’années la charge d’entreprises dont l’effet doit être durable, et les communes seront certainement autorisées à contracter, à cet effet, des emprunts à long terme. L’État et les départements auront à intervenir, et les circonstances les entraîneront à consentir à d’exceptionnels sacrifices. Les propriétaires, d’autre part, seront appelés à collaborer à l’œuvre, soit sous forme de contribution pécuniaire, soit sous forme de cession de parcelles de terrain.

Les opérations, il faut l’ajouter, ne seront pas onéreuses de tous points. Il sera parfois possible, en revendant une partie des espaces que l’on aura acquis et aménagés, de récupérer, par la plus-value acquise, une partie importante des frais engagés. D’un terrain vague transformé en parc ou en avenue, les bordures se revendront avec un notable bénéfice. Ailleurs, le déclassement de remparts ou d’ouvrages militaires fournira, par accord à intervenir entre l’État et les communes, des possibilités presque gratuites. Il est, au reste, légitime d’escompter l’augmentation des recettes municipales qui répondra à la vitalité accrue de la commune.

Nous verrons, enfin, qu’il ne faut pas s’exagérer le chiffre des dépenses nécessaires. Bien des travaux ont été accomplis sous l’influence d’Haussmann ou sous la direction d’architectes médiocres et mégalomanes, et des sommes énormes ont été englouties sans profit réel ni pour l’hygiène ni pour l’art. Si la nécessité de faire des économies nous induit à des pensées plus modestes, nous n’aurons, sans doute, qu’à y gagner à tous points de vue. Il appartiendra à une municipalité avisée d’évaluer ses ressources, de voir ce qui doit être réalisé d’urgence, ce qui peut être ajourné sans péril, de courir au plus pressé, tout en prenant ses précautions pour préserver l’avenir. L’essentiel est de ne pas s’avancer à l’aveuglette et par conséquent, avant tout, d’avoir constitué un plan. Ce plan comporte deux parties essentielles : un système coordonné de travaux publics à réaliser par la commune ; d’autre part, un supplément de réglementation et de surveillance des entreprises particulières.

J’examinerai, dans notre prochain entretien, selon quel esprit il convient de conduire les travaux publics si l’on veut les faire concourir à l’amélioration de la cité.

 

En post-scriptum : « La bibliothèque de l’Union centrale des Arts décoratifs, au Pavillon de Marsan, 107 rue de Rivoli, est rouverte, depuis le 1er mars, de dix heures à midi et de quatorze heures à dix-sept heures. Mon pauvre ami Cornu a naguère expliqué aux lecteurs de l’Humanité l’utilité et les facilités que cette bibliothèque offre à tous les décorateurs et ouvriers d’art. Rappelons que la Bibliothèque Forney, rue Titon, qui rend des services analogues et a organisé un service de prêt à domicile n’a jamais été fermée ».