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Léon Rosenthal, militant, critique et historien d'art

La résurrection des villes. L’Haussmannisme, L’Humanité, « L’Actualité artistique », 13 mars 1915, p. 3.

Grande ou petite, une cité est un organisme vivant. Tout s’y coordonne, tout s’y tient par des liens secrets. Vous ne pouvez apporter une modification sur un point sans que ce changement ait des retentissements multiples. Vous démolissez quelques maisons et vous changez, ainsi, les habitudes de centaines de personnes : un quartier qui végétait s’anime ou, au contraire, un centre actif disparaît. Le percement d’une rue transforme des usages séculaires, décuple la vitalité d’une zone favorisée, frappe, par contrecoup, une autre zone prospère jusqu’alors.

De là, la nécessité d’agir avec prudence, de procéder avec méthode, de ne rien risquer sans avoir établi un plan d’ensemble. De là, aussi, la difficulté d’analyser successivement, un à un, les multiples problèmes urbains qui, dans la réalité, se tiennent tous. Tracé des routes et des places, aménagement d’espaces libres, répartition et construction des monuments publics, réglementation des usines, extension urbaine, autant de questions qui ont des répercussions les unes sur les autres. Comment tracer une rue sans tenir compte de l’emplacement des monuments et comment élever un monument sans envisager le système des rues ? L’importance et la situation des marchés, des espaces libres, des écoles, la largeur et le caractère des voies varieront selon que l’on favorisera ou que l’on entravera l’établissement des usines à l’intérieur de la ville, l’expansion de la population ouvrière hors du centre, que l’on escomptera ou non l’accroissement des quartiers de commerce ou de luxe.

Le souci seul de la clarté nous oblige donc à diviser, dans cet exposé, ce qui est uni indissolublement par la nature des choses. Les réflexions que nous sommes obligés de présenter successivement n’ont pas de valeur isolée, elles ne valent que par leur ensemble. L’ordre dans lequel nous examinerons les questions n’implique pas que nous leur attribuions une plus ou moins grande importance. Il n’est pas de point de vue essentiel, il n’en est pas de négligeable, ou, plutôt, les circonstances, perpétuellement changeantes, déterminent, en chaque cas, le point de vue qui doit dominer. Ces précautions prises, c’est la question des voies et des places qui va, d’abord, nous occuper.

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Une ville tire sa physionomie du tracé de ses rues plus encore que de l’aspect de ses monuments essentiels. Elle leur doit son caractère : régulière ou confuse, majestueuse ou pittoresque. C’est encore le tracé des rues bien plus que le style des édifices qui, dans une même ville, individualise les différents quartiers. Dans toutes, les villes anciennes, de vieilles rues tortueuses, étroites, montant ou descendant tour à tour, rappellent un âge où, dans une enceinte fortifiée, l’espace était mesuré, où l’on redoutait la violence des vents et l’ardeur du soleil, où l’on ne craignait pas l’intimité des voisinages, où l’on n’avait ni le désir ni le goût de la régularité.

Depuis quelques siècles, une tendance nouvelle est apparue : on s’est mis à chérir les ordonnances uniformes et la ligne droite. Cette tendance, Haussmann l’a fait prédominer dans la transformation de Paris qu’il opéra sous le second Empire ; il l’a incarnée et on l’appelle parfois l’haussmannisme. En réalité, il ne l’a pas créée, elle date de la Renaissance et elle est demeurée, depuis lors, une manifestation de l’esprit classique. Haussmann a appliqué avec une rigueur intransigeante, sans compter l’argent, sans rien ménager, des principes que les architectes de la Place Royale (Place des Vosges), ou de Versailles que Voltaire, que les révolutionnaires, que Napoléon Ier avaient également adoptés ; tous d’accord sur la nécessité de l’ordre et de l’unité dans les villes, comme ils étaient d’accord sur la nécessité de l’unité et de l’ordre en littérature.

Conformément à cet esprit, on a opéré de « beaux percés », c’est-à-dire qu’on a éventré des quartiers, abattu des monuments, hôtels, couvents ou églises, pour tracer de larges voies, parfaitement nivelées, parfaitement rectilignes. Pour ajouter à l’ampleur solennelle de ces voies, on les a dirigées vers des édifices grandioses, ou bien l’on a édifié des monuments magnifiques à leurs extrémités, et on les a ainsi parachevées par de brillantes perspectives. Suivant une conception semblable, les monuments importants, contre lesquels s’élevaient souvent des constructions parasites ou qui étaient pressés par des rues irrégulières et étroites, ont été dégagés, isolés au milieu de larges espaces dessinés à loisir et entourés de maisons ordonnées.

Ces opérations ont déchaîné des enthousiasmes bruyants ; elles ont, aussi, soulevé des protestations véhémentes. Bien avant Haussmann, les romantiques avaient célébré la beauté du Moyen Âge depuis longtemps dédaigné ; ils avaient exalté la splendeur des cathédrales, admiré les maisons à encorbellement, chanté les ruelles pittoresques. Victor Hugo, par les descriptions de Notre-Dame de Paris, avait signalé au respect public les vestiges du Passé ; en même temps, dans d’éloquentes invectives, il déclarait la guerre aux démolisseurs. Ainsi se sont opposées deux conceptions de la beauté des villes : la thèse classique qui, avec Haussmann, a longtemps triomphé ; la thèse romantique à laquelle une réaction actuelle tend à rendre l’avantage. Toutes deux renferment une part de vérité et d’erreur et toutes deux, fort heureusement, peuvent être conciliées dans la pratique.

On ne peut nier que l’haussmannisme ait créé, en certains cas, des rues ou des avenues vraiment belles. D’admirables perspectives, des ordonnances nobles confèrent à certaines voies une ampleur grave, leur donnent une allure solennelle ou triomphale, en font, par excellence, les lieux où peuvent se développer un cortège de fête, une manifestation officielle. Seulement, il ne faut pas abuser de tels effets. Ils s’affaiblissent en se répétant par leur nature même, ils sont monotones. D’ailleurs, ils sont, en général, disproportionnés à un mouvement de circulation normale et donnent une impression de froideur ou de vide. D’autre part, s’il est facile de tracer des voies rectilignes, lorsque l’on opère sur des terrains libres, la superstition de la ligne et la tendance au colossal entraînent, quand on travaille dans une ville bâtie, des frais d’expropriation, de nivellement énormes, sans utilité réelle et pour un profit esthétique aléatoire ou médiocre.

L’haussmannisation systématique détruit l’intimité, la bonhomie qui faisaient le charme des quartiers anciens, qui leur donnaient une tradition et comme une âme. Isolé de toutes parts par des voies dont la largeur rend étrangères les unes aux autres les maisons mêmes qui se font face, le citadin perd le contact avec ses voisins, et, si cet isolement peut convenir aux classes riches dont la sociabilité trouve d’autres dérivatifs, elle dépayse le travailleur qui se sentait à son aise dans la familiarité de l’ancienne rue. Enfin, un seul argument suffirait à condamner les abus de l’haussmannisme. On a détruit des merveilles d’art, civil ou religieux, abattu des églises, mutilé des hôtels pour ne pas altérer un alignement. Vraiment, c’est une chose inimaginable que de supprimer une œuvre d’art, d’anéantir un trésor public pour ne pas faire dévier un cordeau !

La thèse romantique est, sur ce point, inattaquable. Tout monument ancien doit être respecté, même s’il est inutilisable, même si sa beauté n’est pas de celles qui sont à la mode. Les procès esthétiques sont toujours sujets à révision et si nos prédécesseurs avaient été plus prudents, nous n’aurions pas, aujourd’hui, à déplorer la destruction des merveilles qui n’avaient pas l’heur de leur plaire. Les romantiques ont encore raison quand ils font remarquer que, de la ligne brisée, résultent des effets constamment renouvelés dont les grands boulevards de Paris peuvent servir d’exemple. Il faut protester, avec eux, contre le nivellement absolu. Les différences de niveau, pourvu qu’elles ne soient pas trop rapides et ne gênent pas la circulation, créent des perspectives imprévues, varient les aspects, obligent les architectes à inventer des partis pris curieux.

Pour le dégagement des monuments publics on ne peut préconiser de solution unique. Un temple ou un palais dont les masses, dont les lignes sont équilibrées, dont l’architecte a cherché irrésistiblement à donner une impression d’ordre et d’unité, demandent à être isolés et encadrés dans des places régulières qui en prolongent et en soutiennent les intentions. Au contraire, une cathédrale gothique, plante vivace et touffue, riche à profusion de détails savoureux, diverse et multiple en ses aspects, formée parfois de parties édifiées à des siècles de distance et juxtaposées sans liaison, un tel édifice ne gagne rien à être séparé des maisons qui se sont construites à son abri, des ruelles qui rampent autour d’elles et à travers lesquelles on l’aperçoit par fragments éblouissants. Le parvis froid et démesuré que l’on a ménagé, à Paris, devant Notre-Dame, donne à la cathédrale une dignité morne. Combien au contraire la cathédrale de Rouen gagne-t-elle à rester entourée des constructions pittoresques qui l’associent à sa gloire !

Les romantiques doivent être écoutés lorsqu’ils déclarent qu’il ne faut pas, sans nécessité, détruire les vieux quartiers. Sur ce point, on fait volontiers intervenir la préoccupation d’hygiène souvent à tort, selon nous. J’ai déjà dit mon sentiment sur les exigences de l’hygiène qui doivent, en toute occasion, être d’abord respectées, mais c’est un abus de les invoquer pour autoriser la multiplication des grandes trouées. Ces rues larges où la pluie fait rage, où le vent s’engouffre, où la poussière vole en tourbillons, où brûle le soleil, pensez-vous qu’elles soient hygiéniques ? Pensez-vous agir avec prudence si, pour les élargir, vous réduisez, ainsi qu’on l’a fait à Paris, rue de Rennes ou boulevard Sébastopol, l’espace à construire au point d’obliger les architectes à élever des immeubles dépourvus de cours ou agrémentés de courettes tellement étroites qu’elles ne distribuent ni air ni lumière ? L’idéal est-il de vivre sur la rue, parmi le bruit, le tumulte, sans avoir jamais un instant de recueillement et de repos ? Est-il bon pour la santé et pour les nerfs de participer constamment à une trépidation telle

Que les mourants cherchent en, vain le moment de silence
Qu’il faut aux yeux pour se fermer

ainsi que l’a dit énergiquement Verhaeren ? Non, le percement des grandes voies n’est pas la solution du problème de l’hygiène, ce n’est pas elle qui donnera des poumons à la ville. Nous y reviendrons, à loisir, quand nous étudierons la question des espaces libres.

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J’ai rappelé, au début de cet article, qu’une ville était un organisme vivant. Cet organisme s’est développé à travers les âges et chaque génération y a laissé son empreinte. Aux différentes époques sont apparues des tendances esthétiques nouvelles ; ce qu’on admirait la veille a été méprisé. Les conditions économiques, sociales, politiques se sont modifiées : des besoins sont survenus, d’autres se sont éteints. Tel quartier rappelle l’activité des corporations au Moyen Âge, tel autre la puissance de la bourgeoisie du XVIIIe siècle. Tel quartier est mort depuis la fin de l’Ancien Régime et celui-là a été frappé par l’inauguration de la gare qui a détourné le courant des affaires. Tous ces quartiers ont leur caractère et chacun d’eux a son charme à qui sait le reconnaître. Si vous êtes appelé à y apporter des modifications, procédez avec ménagement, améliorez-les selon leur esprit. Ne cherchez pas à recouvrir tout d’une livrée uniforme. Respectez, exaltez l’œuvre du passé. Votre originalité trouvera un champ assez large pour se déployer dans les quartiers nouveaux que vous édifierez de toutes pièces, selon les exigences et selon le goût de notre temps.

Puissent nos neveux, en examinant notre œuvre et en la comparant au travail antérieur, dire que nous n’avons pas dégénéré et puissent-ils, à leur tour, respecter nos créations et reprendre, avec la même liberté et avec la même allégresse, le labeur humain toujours neuf et qui, jamais, ne sera achevé.