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Léon Rosenthal, militant, critique et historien d'art
Connaissez-vous le Voyage en Icarie de Cabet ? Rouvrez ce livre qui suscita tant de railleries et qui est si riche en idées ingénieuses, originales, fécondes. Relisez la description d’Icaria, la ville modèle, la ville idéale, et vous serez surpris d’y voir pressenties les conceptions qui animent aujourd’hui ceux qui, à travers le monde, travaillent à transformer et à régénérer les groupements humains.
À Icaria, tout a été réglé pour l’hygiène, la commodité et la beauté ou, pour employer les termes mêmes de Cabet, on a recherché en tout l’utile et l’agréable, mais en commençant toujours par le nécessaire. Les vues de Cabet méritent encore d’être méditées à l’heure présente. Leur hardiesse est loin d’être épuisée. Songez que Cabet a imaginé, à Icara, un service régulier de ballons dirigeables. Un service de ballons dirigeables en 1840 ! À vrai dire, la prescience du prophète m’étonne moins que la réalisation rapide de ses intuitions. J’ouvre un rapport, de M. Cornudet, distribué à la Chambre le 4 de ce mois, et j’y lis que les municipalités devront, pour les aéroplanes et ballons dirigeables, « prévoir, à proximité des villes, des terrains de départ et d’atterrissage. » Soixante-quinze ans ont donc suffi à transformer l’utopie en réalité. Puisse un si faible espace de temps amener la réalisation de tous nos rêves et de tous nos espoirs !
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Le rapport de M. Cornudet a été rédigé au nom de la commission de l’administration générale, départementale et communale, chargée par la Chambre, le 23 juin 1914, de reprendre et de faire aboutir la proposition de loi Siegfried qui, elle-même, était la reprise d’un projet Beauquier déposé en 1909 et périmé. Le projet Beauquier-Siegfried avait comme objet d’imposer aux villes l’obligation de dresser des plans d’aménagement, d’embellissement et d’extension. Je l’ai déjà rappelé aux lecteurs de l’Humanité en formant le vœu qu’il fût bientôt voté par les Chambres. La commission a été amenée à y introduire des dispositions nouvelles dictées par les circonstances présentes. C’est un projet d’intérêt permanent et d’urgence actuelle qu’elle soumet au Parlement.
Le rapport de M. Cornudet est
bref et très nourri. Les arguments sur lesquels il s’appuie sont ceux-là mêmes
que j’ai déjà développés, au cours de ces études ; il n’est pas besoin de les
reprendre pour l’instant et j’arrive immédiatement aux conclusions du projet.
Par un premier article « toute ville de 20 000 habitants et au-dessus sera
tenue d’établir, dans un délai maximum de trois ans, un plan d’aménagement,
d’embellissement et d’extension, qui fixera la direction, les largeurs et le
caractère des voies nouvelles, déterminera les emplacements, l’étendue et les dispositions
des places, squares, jardins publics, parcs et espaces libres divers, indiquera
les réserves boisées ou non à constituer, les servitudes hygiéniques ou
esthétiques et toutes les autres conditions y relatives. La même obligation
s’appliquera :
La définition qui est donnée du plan d’aménagement, dans ce premier article, me paraît tout à fait heureuse et j’aurai l’occasion de le montrer prochainement, lorsque j’étudierai le problème de la circulation et celui des espaces libres. L’obligation imposée aux communes n’est que trop justifiée par le désordre, la négligence ou le gaspillage des finances publiques dont se rendent coupables un trop grand nombre de municipalités. M. Cornudet donne en exemples des méfaits qu’un plan rendrait impossibles, les hauts-faits du Conseil municipal de Paris qui, dans ces dernières années, a successivement aliéné l’emplacement de l’ancien marché du Temple, la moitié du Champ de Mars, le domaine de la Muette et qui, si l’opinion ne le surveille, livrera à la spéculation les terrains libérés par la disparition prochaine des fortifications. Le paragraphe concernant les villes d’eau, stations de repos, de cure ou de plaisir a une importance d’ordre général. Ce n’est pas seulement pour la prospérité de tel ou tel bourg qu’il est à souhaiter que les visiteurs, malades, convalescents ou oisifs y reçoivent l’hospitalité la plus agréable. Nous devons retenir, en France, la clientèle française, attirer le plus possible la clientèle étrangère. Nous y avons un intérêt matériel et moral. Le troisième paragraphe vise les groupes d’habitations à bon marché, cités ouvrières, si nombreux et si nécessaires dans la région du Nord. D’après certains passages du Rapport de la chambre syndicale des propriétaires de Lyon présenté au Congrès de la Propriété bâtie en 1913, il me semble que ce paragraphe rencontrera de l’opposition. Il serait pourtant inadmissible que, sous le couvert de la philanthropie, des spéculateurs soient libérés de tout contrôle et je compte sur la vigilance de nos élus au Parlement pour ne pas laisser escamoter ce paragraphe qui intéresse directement la classe ouvrière.
Le premier article était la reprise pure et simple du projet Beauquier-Siegfried. Le second a été suscité par la guerre. « Lorsqu’une agglomération, quel que soit le chiffre de sa population, aura été totalement ou partiellement détruite par suite de guerre, de bombardement, d’incendie, de tremblement de terre, la municipalité sera tenue de faire établir un plan de reconstruction, d’aménagement, d’embellissement et d’extension dans un délai de trois mois. Ce délai courra à partir du jour qui sera fixé par arrêté préfectoral. » On le voit, il s’agit, ici, de toute commune sans aucune exception. La disposition est prévoyante. Il n’est pas de groupement, si minuscule soit-il, qui n’ait intérêt à échapper au hasard. J’aurai à revenir sur ce point et je prie nos amis des hameaux et des villages de ne pas imaginer que je les oublie dans ces études. La prospérité, la vitalité d’une bourgade, tout aussi bien, peut-être plus, que celles d’une grande ville, sont mises en jeu par le tracé habile ou maladroit d’une route. Le délai de trois mois pourra paraître singulièrement bref, mais la nécessité fait loi, il y aura urgence et, comme il faudra rebâtir sans retard, mieux vaut le faire sur un plan improvisé qu’en l’absence de toute direction. Le délai ne courra, d’ailleurs, que du jour fixé par la victoire. Ce jour, puisse-t-il être proche il n’est pas immédiat. En attendant, il est possible de préparer, dès à présent, le travail, en utilisant, partout où il s’en trouvera, des projets déjà existants. Il est invraisemblable qu’il n’en existe pas pour Reims, par exemple, ou pour Arras.
Le reproche d’imposer une charge de plus à des communes déjà ruinées est écarté par l’article troisième qui met, la plus large mesure, pour les cités détruites, les frais d’établissement du plan à la charge de l’État. Le projet stipule la formation, sous la présidence du ministre de l’Intérieur et la vice-présidence, du sous-secrétaire d’État aux Beaux-Arts, d’une Commission supérieure chargée de réunir des documents et de donner des instructions à l’usage des départements et des communes. Cette commission est, sans doute, nécessaire. Elle rendra de grands services si elle se borne à des instructions très générales et très libérales. Elle deviendrait détestable si elle prétendait rédiger un catéchisme d’esthétique urbaine. Elle m’inquiète un peu et ma défiance s’accroît de voir la façon dont on la veut composer : des députés et sénateurs – c’est nécessaire – quelques maires – c’est parfait ; mais trop d’ingénieurs, d’architectes. Je me méfie des hommes en place et des fonctionnaires compétents. Je fais les mêmes observations sur les commissions prévues dans chaque département et dont le rôle délicat sera de défendre contre l’hégémonie parisienne les originalités provinciales. Là encore, trop de gens officiels. Aucune place n’est réservée pour les compétences et illustrations locales, pas plus que pour les représentants des sociétés esthétiques. Il serait tout de même singulier que, dans la commission du département de la Seine, la Société des Amis de Paris n’eût pas un délégué. Si l’administration veut, vraiment, faire œuvre novatrice, il faudra qu’elle se méfie d’elle-même. C’est, peut-être, il est vrai, beaucoup lui demander.
Je n’entre pas dans l’examen détaillé des autres dispositions prises pour l’exécution de la loi. Je remarque, simplement, en passant, qu’on a prévu le cas où plusieurs communes limitrophes seraient intéressées à des travaux d’ensemble. Elles seront alors invitées à instituer des conférences intercommunales et à créer un de ces syndicats de communes que la loi municipale de 1884 a rendus possibles et dont la multiplication serait désirable à tant de points de vue.
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Le projet rapporté par M. Cornudet mérite, on le voit, la sympathie de la Chambre. Il répond à un besoin évident et immédiat. Inutile d’ajouter qu’il offre quelques lacunes et n’est pas parfait de tous points ? La commission avait à examiner, en même temps que les projets Beauquier et Siegfried, un projet Chenal « tendant à l’établissement dans chaque département, d’un plan de révision et d’extension des routes et chemins, ainsi que des espaces libres d’intérêt général ». Ce projet n’a pas été retenu et il convient de le regretter. Le problème de la circulation et des transports est lié, de la façon la plus intime à celui de l’extension des villes ; résoudre l’un sans l’autre, c’est s’exposer au retour des incohérences que l’on prétend faire disparaître.
Les autres difficultés que j’aperçois sont, avant tout, d’ordre économique. La création de plans d’extension peut faire naître pour les spéculateurs, des tentations nouvelles. Lorsque l’on saura, par avance, que telle maison est destinée à disparaître, il se pourra qu’un propriétaire fasse opérer des travaux inutiles, qu’un commerçant donne une extension factice à sa boutique pour obtenir, des commissions d’expropriation, des indemnités majorées. Il y a là un danger que M. Cornudet a signalé sans indiquer le moyen efficace pour le prévenir. Ce moyen serait, évidemment, une révision de la loi de 1841 sur l’expropriation. La commission a estimé que cette révision dépassait sa compétence. Il convient, cependant, d’aviser immédiatement si l’on ne veut pas qu’une réforme excellente soit discréditée aussitôt par la spéculation.
Nos camarades du Parlement préviendront ce danger. Ils feront encore remarquer qu’il ne suffit pas d’inviter les villes à s’organiser et s’étendre. Il faut aussi leur en fournir la possibilité. C’est là un des côtés, et non le moindre, de ce vaste problème de l’organisation du crédit dont Edgard Milhaud a magistralement démontré l’importance. Une dernière observation. Tout plan de ville adopté par une municipalité sera transmis au Conseil d’État pour être déclaré d’utilité publique. Mais auparavant, il sera soumis aux termes de la loi de 1835, à une enquête de commodo et incommodo. Il faut que ces enquêtes soient effectives. Il appartiendra à nos amis de procéder à un examen sérieux du plan proposé, de s’assurer qu’il est vraiment digne d’approbation, qu’il a été conçu uniquement dans l’intérêt public, que nulle arrière-pensée de bénéfices particuliers ne s’y est glissée. C’est pourquoi je me permets de leur recommander, de nouveau, la formation de sociétés locales ou régionales, sociétés d’étude et d’action. La régénération des cités ne doit pas être une œuvre administrative, elle ne peut s’accomplir que sous la surveillance vigilante et avec le concours de tous les citoyens.