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Léon Rosenthal, militant, critique et historien d'art

La résurrection des villes. L’accès des cités, L’Humanité, « L’Actualité artistique », 27 mars 1915, p. 3.

On peut percer une rue pour donner air et lumière à un quartier malsain, mais ce n’est ni la seule méthode, ni la plus efficace. On peut tracer une voie par souci d’esthétique, mais une avenue, si remarquables qu’en soient les proportions et l’architecture, n’est belle que si elle est vivante ; faute de quoi elle demeure mélancolique et morne. On peut encore, rappelons-le pour mémoire, ouvrir, comme le firent Napoléon III et Haussmann, des chemins stratégiques à travers des quartiers révolutionnaires. Toutes ces conceptions ont leurs motifs ou leurs causes, mais elles ont le tort de faire passer au second plan l’essentiel : une rue est faite pour la circulation, et c’est, avant tout, en vue de la circulation qu’elle doit être imaginée. Proposition fort simple, évidente, et qui ne vaudrait pas la peine d’être formulée, si, comme toutes les choses évidentes et simples, elle n’avait été fréquemment oubliée. Donc, si nous abordons l’étude des voies et des places, sans négliger histoire, esthétique, hygiène, c’est d’abord dans un esprit réaliste, dans leur rapport avec la nécessité que nous devons les examiner.

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Envisageons la circulation dans une cité. La fonction est multiple. Nous pouvons, tout au moins, en distinguer deux aspects. Une partie de la circulation est limitée à la cité même ; elle a son origine et elle y prend sa fin ; ainsi la ménagère qui va au marché, le commis qui se rend à son bureau, le flâneur qui se promène dans les rues. L’autre partie, au contraire, relie la cité à la vie générale : ainsi le voyageur qui sort de la gare, l’automobiliste qui repart par la route, la voiture qui dessert une cité voisine. Circulation générale et circulation locale ont une importance relative très variable. Une grande ville semble vivre de son existence propre. Quel que soit l’afflux des visiteurs ou l’intensité du trafic, cela n’apparaît guère que sur certains points, autour du port, aux approches de la gare. Dans une petite commune, au contraire, c’est le mouvement de la route nationale ou départementale qui est, avant tout, sensible. Pour la petite cité, plus encore que pour la grande, il est donc d’un intérêt capital de donner à ses accès la plus grande commodité possible. En certains points, la difficulté est extrême ; telle commune s’est développée, jadis, en un lieu que la sécurité, la présence d’une source, la prospérité d’une culture avaient fait choisir. Les raisons ont, à l’heure actuelle, perdu leur importance ou ont disparu. Par contre, la commune est restée en dehors du réseau de communications qui se construisait autour d’elle, sans se préoccuper de son individualité chétive. Elle végète à quelques kilomètres de la voie ferrée, du canal, de la route fréquentée. Dans ce cas, le problème de l’accès emporte tout : il y a des chances pour que peu à peu, la vieille commune se vide au profit d’une commune nouvelle établie en un point qui naguère eût été ingrat et qui a revêtu des mérites récents.

Si, parmi les cités détruites, il s’en trouve – et il en est certainement – qui aient périclité par suite de l’incommodité de leurs débouchés, il s’offrira pour elle, lors de la reconstruction, un parti héroïque qui est capable de les vivifier. Cette solution comporte, évidemment, de très grosses difficultés, mais si l’accord est général, celles-ci ne paraissent pas insurmontables. Elle offre, du point de vue esthétique, cet avantage que la commune, reconstruite de toutes pièces, sans aucune servitude du passé, pourra librement se constituer selon un esprit harmonieux. Ce cas exceptionnel écarté, il reste, pour toutes les petites communes, la nécessité d’aménager avec soin les voies vicinales qui les relient aux grandes routes ou de donner toute leur attention à l’amélioration de la route qui les traverse. Il y va non seulement de la sécurité des enfants, des troupeaux, mais aussi de leur richesse. Le village, où des sentiers ne viennent pas brusquement, après un tournant, déverser charrettes et bestiaux sur la route, celui où la route demeure ombragée, où les maisons trop proches ne font pas obstacle à la vue, celui qui accueille le voyageur par une fontaine riante, celui où la bifurcation de chemins est accompagnée d’une place de dégagement commode, ce village doit être plus fréquenté que celui où tout a été livré au hasard.

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Dans les cités les plus importantes, dans celles que dessert une voie ferrée, le problème, à l’heure actuelle, est en train de se renouveler. Depuis la création des chemins de fer, la gare est devenue la vraie entrée de la ville. Partout se sont ouvertes des « avenues de la Gare », plus ou moins prétentieuses, raccordées d’une façon plus ou moins heureuse aux avenues antérieures. En même temps, les anciennes portes, les anciennes barrières étaient délaissées. Toute l’activité des architectes était réservée aux nouveautés du jour, les issues par les routes ont pris un aspect misérable. C’est ce que l’on peut vérifier à Paris même, dont les routes d’accès ont une navrante médiocrité. Or, nous assistons en ce moment à une métamorphose. Le développement de la circulation automobile : automobiles de luxe, transports en commun, camions pour marchandises, est un phénomène dont nous ne pouvons encore mesurer l’importance. La guerre lui donne, d’ailleurs, à l’heure présente, une application inattendue. Avec le progrès de la traction électrique, qui a favorisé la création de tramways suburbains et interurbains, il a ressuscité les routes et, dès aujourd’hui, leur donne une activité qu’elles ne connurent jamais.

On devine les conséquences multiples de ce revirement. Les routes ne suffisant plus aux exigences de la circulation actuelle : il convient de les organiser, de ménager des banquettes pour les piétons, des pistes pour les cyclistes, les voitures hippomobiles, les tramways électriques, les automobiles. Plus larges, plus variées, elles doivent prendre, avec leur importance inattendue, une beauté nouvelle.

Pour les municipalités, des obligations complexes se présentent. La gare n’est plus le seul accès de la ville. Elle n’est qu’une des portes, la principale pour le moment, mais rien n’assure que cette suprématie sera partout durable. Des établissements qui s’étaient, jusqu’ici, concentrés autour de l’issue unique, vont se scinder en plusieurs groupes. Hôtels, restaurants, cafés, garages, magasins, et docks vont assiéger chaque barrière. Des quartiers, des faubourgs, naguère déserts, vont s’animer, Il faudra les organiser, tracer, selon les cas, une ou plusieurs avenues qui seront les artères de l’agglomération en formation et qui se relieront à la route. Ces avenues auront leur beauté propre, qui ne sera pas celle des avenues de la gare, dont l’horizon est borné par le bâtiment, d’ordinaire médiocre, de la station. Elles s’ouvriront au loin, sur la campagne, et donneront une impression d’espace et de liberté. D’autre part, comme les issues seront multiples, il faudra les raccorder entre elles ; nécessité économique qui entraînera un remaniement des voies intérieures, la création ou l’élargissement de rues, l’établissement de boulevards circulaires.

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Je touche ici à un point qui est la liaison entre la circulation générale et la circulation intérieure de la ville. Beaucoup de villes, surtout les petits centres, mais aussi quelques groupements importants, se sont développés autour d’une route qui est devenue la Grande Rue, rue Nationale, de la République ou du Commerce, et qui est demeurée leur axe vital. Jadis, le passage de la diligence, d’un carrosse, de quelques voyageurs, était une distraction d’autant plus appréciée qu’elle était plus rare. Le bruit qui en résultait s’éteignait aussitôt et l’on reprenait vite les paisibles allées et venues coutumières. Les automobiles, aujourd’hui, s’engouffrent à grand fracas dans la vieille rue. Ils se heurtent aux véhicules qui se sont multipliés, dans la ville même. De là, des embarras, des accidents, des récriminations de toutes sortes. On en arrive, facilement, à préconiser l’élargissement de la rue trop étroite et l’on rêve la création d’une avenue somptueuse à l’instar de la capitale.

Est-ce bien la véritable solution ? La vieille rue avait son animation qui était un des formes les plus manifestes de la vie unanime, de l’intimité de la ville. Le matin, les ménagères y passaient pour leurs emplettes et aussi pour s’y rencontrer. À la sortie des magasins, les employés et les demoiselles se saluaient au passage et, avant de rentrer au travail, ils devisaient dans un coin élu de temps immémorial. Puis, dans l’après-midi, c’était le défilé des dames, des oisifs, en attendant l’heure où, après l’audience, la classe, la consultation, magistrats, avocats, professeurs, médecins y faisaient les cent pas en regardant avec indulgence les jeunes gens. M. Bergeret y rencontrait l’abbé Lantaigne et y croisait les officiers de la garnison.

La rue transformée, cette intimité va disparaître. Chacun se sentira plus isolé. Ne serait-ce pas regrettable ? J’allais oublier les maisons anciennes, la plupart d’un mérite particulier, quelques-unes intéressantes, précieuses, toutes issues d’un style local, ayant leur physionomie familière, et qui participaient à l’atmosphère commune. Tout cela doit et peut être préservé. Si les bombes ont respecté la rue Nationale, ne la détruisez pas vous-mêmes. Ingéniez-vous, au contraire, à en sauvegarder le caractère. Pour y réussir, il suffit de faire dériver vers d’autres directions ce mouvement intérieur qui l’encombre et qui, d’ailleurs, y est fort mal à l’aise. Créez des rues nouvelles tracées dans des parties moins essentielles, ouvrez des boulevards circulaires. La route sera un peu allongée pour les automobilistes, mais ils ne s’en plaindront pas, car ils pourront circuler plus vite et courront moins de risques d’accidents. Financièrement, l’opération est excellente, car vous aurez évité des expropriations infiniment coûteuses, au point de vue esthétique et moral, le résultat sera sans prix.

De semblables principes peuvent prévaloir, là même où se sera acharnée la destruction. En toutes circonstances, il y aura avantage à canaliser la circulation extérieure et à la séparer, dans la mesure du possible, de la circulation proprement urbaine. Respecter la vie traditionnelle, donner satisfaction aux besoins nouveaux, distinguer les différentes fonctions, prévoir les nécessités prochaines, telles sont les règles qui doivent diriger toute pensée édilitaire. Nous essaierons, dans la suite de ces études, de nous en inspirer constamment.

En post-scriptum : « J’exprimais, dans mon dernier article, la crainte que la loi sur les plans d’aménagement des villes ne favorisât la spéculation, si elle n’était accompagnée d’une loi nouvelle sur les expropriations. Je reçois, aujourd’hui, l’assurance que cette dernière loi est à l’étude ».