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Léon Rosenthal, militant, critique et historien d'art

La résurrection des villes. La circulation urbaine, L’Humanité, « L’Actualité artistique », 3 avril 1915, p. 3.

Le troisième Congrès international de la route, qui se tint à Londres, en août 1913, réunit des ingénieurs du monde entier. Il examina le problème que nous avons étudié dernièrement, de la pénétration des routes à travers les villes, et, pour des raisons techniques, il le résolut, comme nous l’avons fait, en recommandant de ne pas détruire les artères anciennes et de dériver la circulation générale sur des voies nouvelles excentriques, boulevards ou avenues.

La circulation urbaine déterminera une discussion ou, plutôt, un échange de vues du plus haut intérêt. Les congressistes énumèrent tous les services que doit rendre, à l’heure actuelle, une grande rue. Elle doit s’ouvrir, à la fois, aux piétons, aux cavaliers, aux cyclistes, aux motocyclistes, aux voitures lourdes ou légères à traction animale ou mécanique. Les voitures de transport en commun doivent pouvoir la traverser librement ou sur rails. Ce n’est pas tout : une circulation souterraine s’établit sous la voie où elle coexiste avec le réseau des égouts, les canalisations hydrauliques, électriques, du gaz. Enfin, le sol ne pouvant suffire à tout, le sous-sol n’étant accepté souvent, qu’à titre de nécessité désagréable, il peut s’établir une circulation aérienne, dont certaines sections du Métropolitain de Paris peuvent servir d’exemples.

À toutes ces nécessités présentes, s’ajoutent celles que peut faire surgir un avenir prochain. Nos moyens de locomotion n’ont pas dit leur dernier mot. Une élémentaire prudence engage à prévoir les accroissements futurs de la circulation. Lorsqu’il eut ainsi défini le rôle de la voie parfaite, le congrès chercha les règles pour la construire. Mais, de la discussion, il se dégagea, alors, une conclusion inattendue et, en apparence, paradoxale : une telle voie, admirable en principe, était pratiquement irréalisable. Un ingénieur américain raconta, avec humour, l’histoire des villes de la Louisiane méridionale qui s’offrirent un réseau de voies magnifiques. Pendant plusieurs années, les rues restèrent simplement tracées, et l’on pataugea dans la boue et la poussière ; puis, on se décida à les aménager et, du coup, les villes se trouvèrent ruinées. Sans doute, ces cités jeunes qui escomptent un rapide développement peuvent diminuer, par d’ingénieux expédients, les frais de voirie tout en ménageant l’avenir. Elles peuvent interdire aux riverains d’une avenue de construire à moins d’une distance déterminée de l’alignement, et qui permettra, par la suite, au moment opportun, d’exproprier, sans grandes dépenses, des parcelles de terrain non bâties. On peut encore réserver, sur le milieu de la voie même, une large banquette, qui ne sera aménagée qu’en temps utile, et qui, provisoirement, peut être gazonnée ou transformée en jardins. Ce sont là des palliatifs qui ajournent le problème et ne le résolvent pas. Il n’en demeure pas moins vrai qu’une rue, tracée et aménagée selon le confort moderne, par son excessive largeur et par les frais d’entretien qu’elle exige, est un fardeau insupportable pour des finances municipales. Le sentiment et le goût artistiques s’accordent, du reste, contre elle, avec l’économie. Des rues immenses isolent matériellement et moralement les maisons qui les encadrent. Elles donnent une impression de vide. Dès que la circulation s’y ralentit, elles sont d’une tristesse extrême. C’est la cause principale du malaise que l’on ressent quand on parcourt la ville de Versailles.

Faudra-t-il donc se résigner à garder et à construire des voies trop étroites, à la circulation malaisée, aux encombrements, aux accidents journaliers ? Pas du tout, le problème n’est pas insoluble, mais il faut le poser sous une forme nouvelle. La rue doit subir, désormais, la loi que la nature impose à tout ce qui, créé par elle ou créé par l’homme, se développe. Elle doit s’organiser. Les êtres vivants, les sociétés, les gouvernements ont, peu à peu, distingué les organes susceptibles d’accomplir leurs différentes fonctions. L’habitat humain s’est, ainsi, organisé. La cuisine, la chambre à coucher, la salle à manger, les chambres de travail ou de repos, tour à tour, individualisées, morcelant la demeure primitive où tout était confondu, et ce travail, complété par un système de dégagements commodes, ne s’est achevé, même les chez les riches, même dans les palais des rois, que d’une façon toute récente. Il n’est pas un bourgeois d’aujourd’hui qui consente à habiter, sans transformations, les appartements où s’épanouissait l’orgueil de Louis XIV. La rue, à son tour, doit subir une évolution semblable. Un des congressistes de Londres l’a fait remarquer, et il a observé que cet art d’organiser la circulation et la rue était encore en enfance. Dès à présent, ce néanmoins, il existe : on peut en prévoir le développement et les conséquences qui sont complexes et fécondes. Nous devons, un instant, nous y arrêter.

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Certaines rues d’Espagne, à Cordoue, par exemple, sont si étroites que deux charrettes ou même deux mules chargées ne sauraient s’y croiser sans accident. Aussi la circulation n’y est-elle autorisée que dans un sens unique et, comme charretiers et muletiers ne savent pas tous lire, à l’entrée de la rue une plaque de faïence peinte montre une charrette orientée dans la seule direction permise. Deux ruelles parallèles sont ainsi appelées à se compléter. Ce système, on le sait, a, depuis quelques années, été appliqué dans quelques rues de Paris. La rue de Richelieu, où l’encombrement était extrême, ne reçoit plus que les voitures venant de la place du Théâtre Français et se dirigeant vers les boulevards ; la circulation de retour est assurée par la rue Sainte-Anne, qui lui est parallèle. Il y a là un début ou, si l’on veut, une première forme d’organisation. Les conséquences en apparaissent, immédiatement, considérables. Deux rues qui, toutes deux, prises isolément, étaient encombrées, sont devenues, par la constitution d’un système binaire, parfaitement utilisables. Toute nécessité de transformation, tout projet d’expropriation se trouvent, par là même, ajournés. L’élargissement de la rue de Richelieu aurait été très onéreux ; il n’eût pas suscité de grands regrets artistiques. Ailleurs, sans coûter moins cher, une opération semblable aurait entraîné des destructions déplorables. L’économie et l’esthétique se trouvent, de nouveau, d’accord pour se féliciter d’une innovation qui les favorise également.

Toutes les fois, donc, qu’on proposera un percement à travers un ancien quartier, avant de sacrifier des ensembles dignes d’intérêt, il conviendra d’examiner si le procédé ne s’applique pas, auquel cas tout le monde pourra s’en réjouir, sauf les spéculateurs, qui seront déjoués. Nous tenons un début de solution, mais bien imparfait et bien incomplet. Même dans une direction unique, il peut y avoir embarras. Un camion lent paralyse les automobiles, une automobile lancée à grande allure inquiète et trouble voitures hippomobiles, cyclistes et piétons. Il convient, par conséquent, de séparer la circulation en catégories. Or, nous ne pouvons escompter l’existence d’un nombre indéfini de voies parallèles, et nous voilà amenés à pousser plus avant dans le sens de l’organisation.

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Renonçons à l’idée de la rue universelle, bonne aux fardiers et aux tilburys. Établissons des voies où les camions du commerce circuleront aisément, d’autres où les automobiles pourront faire de la vitesse, d’autres encore où une circulation lente et paisible sera seule tolérée. La chose est-elle possible sans paralyser l’activité générale, sans imposer des règlements tracassiers ? Oui, à condition que nous ayons prévu les divers besoins et que ces besoins aient été canalisés.

Voici un marché. Nous connaissons parfaitement les voies qui sont fréquentées par ceux qui les fournissent : un courant constant s’est établi entre le marché même et telle ou telle porte de la ville. Nous pouvons facilement établir des rues qui répondent à ce trafic et défendre aux maraîchers de s’en écarter. Dans un ordre différent, voici une rue où les citadins aiment à se promener ; il est possible d’y restreindre et même d’y interdire, à certaines heures, la circulation des véhicules. Une étude attentive, portée sur tous les quartiers de la ville, nous amènera à reconnaître les courants réels de la circulation. Seulement, à la fin de notre enquête, il se peut que nous nous voyions très embarrassés. Si les docks, les dépôts, les usines sont dispersés dans toutes les parties de la cité, si les rues commerçantes se mêlent aux rues de luxe ou de repose, ce sera une tâche insurmontable que d’assurer des communications aisées. Le problème devient, au contraire, facile si les diverses formes de l’activité se constituent en groupes distincts.

On voit où nous conduit le problème de la circulation et quelle ampleur il vient brusquement de revêtir. La création d’un réseau rationnel de rues suppose l’organisation totale de la cité. Une semblable organisation existait, par quelques côtés, au Moyen Âge, quand les membres d’une même corporation vivaient côte à côte ; elle existe, d’une façon plus ou moins latente, dans les grandes villes modernes, où elle tend à s’accentuer par une sorte de filtration naturelle. Il est nécessaire de la préciser. Le sujet est trop important pour qu’il suffise de l’aborder en passant. Je le reprendrai. Du seul point de vue de la circulation, on devine les répercussions qu’aurait la division de la cité en quartiers spécifiques : quartiers administratif, des écoles, des usines, du commerce ; quartiers d’habitation, de luxe et de plaisirs. Ici, l’on pourrait tracer une avenue triomphale, et, là, une rue de largeur modeste serait suffisante et convenable. Les dépenses de la voirie seraient fort diminuées, car il lui serait facile de concentrer ses efforts sur quelques artères constamment usées et dont le nombre serait limité, tandis que l’on chargerait légèrement des voies moins éprouvées. Le nivellement acquis en certains endroits de trafic intense ne serait pas nécessaire en d’autres points, qui conserveraient, sans inconvénient, une variété pittoresque. Les quartiers de repos ou de luxe, dont la beauté appartient non seulement aux privilégiés qui les habitent, mais à tous ceux qui viennent s’y promener, garderaient leur charme inaltéré. Selon le vœu du rapport Cornudet, chaque rue revêtirait son caractère propre. La ville y gagnerait en variété et en beauté.

Une telle transformation ne heurterait, en somme, aucune habitude, aucun préjugé. Elle ne ferait qu’accentuer des tendances déjà préexistantes. Elle s’accorderait avec tous les intérêts. Elle ne peut, sans doute, s’opérer qu’avec lenteur dans l’enceinte des villes actuelles ; elle peut, par contre, servir de règle pour l’extension des cités, ainsi que pour la résurrection des villes disparues. Le tracé des rues d’une ville comporte donc, avant tout, la constitution d’un réseau rationnel de circulation. D’autres préoccupations, nous le savons, doivent aussi intervenir : préoccupations d’hygiène, de beauté, qui concourent également à l’établissement des places et des carrefours. Notre prochain entretien sera consacré à leur examen.

En post-scriptum : « Le musée du Luxembourg rouvre ses portes, donnant un exemple qui ne tardera pas à être suivi. Deux expositions y ont été installées par M. Bénédite, l’une consacrée aux artistes belges, l’autre au maître graveur américain Brangwyn, qui vient de donner, en signe de sympathie, son œuvre gravé à la France. Toutes deux rencontreront la faveur d’un public, depuis longtemps sevré d’art, heureux de saluer le génie d’une nation héroïque et d’un ami fidèle ».