code_galerie Chroniques de l"Humanité, Site Léon Rosenthal

 

 

Léon Rosenthal, militant, critique et historien d'art

La résurrection des villes. Perspectives urbaines, L’Humanité, « L’Actualité artistique », 10 avril 1915, p. 3.

Nous avons étudié le tracé d’un réseau rationnel de circulation dans une cité organisée et nous avons remarqué que, de cette préoccupation même, dérivait, pour les rues, une diversité de largeur, de nivellement, de caractère, propre à en assurer la beauté.

Si nous examinions, à présent, les nécessités que l’hygiène impose à la voirie, nous arriverions certainement à des conclusions semblables. Une telle étude échappe à notre compétence et son caractère technique n’entre pas dans le cadre de ces chroniques. Nous ne pouvons déterminer les règles d’après lesquelles une rue doit être orientée pour échapper à la prise des vents violents, recevoir une ventilation modérée et obtenir, aux meilleures heures, le maximum de lumière. Pas davantage nous ne suivrons l’ingénieur attentif à assurer l’écoulement normal des eaux d’orage comme des eaux usées. Nous nous contentons de rappeler un ensemble de soins essentiels, en observant seulement que, lorsqu’ils sont bien entendus, ils ont une action bienfaisante dont nous jouissons souvent sans en analyser les causes. On dit, d’une rue, qu’elle est gaie, pimpante, et, de la rue voisine, qui lui ressemble en tous points, qu’elle est maussade et triste, parce que l’une est largement ensoleillée, parcourue par des brises douces, tandis que l’autre s’ouvre rarement au soleil et que les vents, chargés de poussière ou les trombes d’eau s’y engouffrent.

Pour résumer, il n’est pas d’attention, provoquée par les raisons les plus étrangères à l’art, dont l’esthétique ne puisse bénéficier. Il est enfin des soucis d’ordre proprement esthétique que l’ingénieur urbaniste ne saurait négliger. Après avoir donné le pas à la circulation et à l’hygiène, nous allons les aborder, et l’on ne nous accusera pas, puisque nous leur attribuons le troisième rang, d’accorder une importance excessive à des considérations qui nous tiennent tant à cœur.

*

L’art impose, à qui trace une rue, deux objets essentiels : le respect des monuments préexistants, le respect ou la création d’heureuses perspectives.

Nous nous sommes déjà expliqués sur le premier point quand nous avons rappelé la superstition de la ligne droite dans l’école, classique et chez Haussmann. Il est monstrueux, on ne saurait trop le répéter, de détruire ou de mutiler un monument pour sauvegarder la direction rectiligne d’un trottoir. Ce vandalisme s’est opéré d’une façon courante au XIXe siècle, et jusqu’à l’heure présente, dans les plus grandes villes, à Paris tout d’abord, c’est-à-dire dans les lieux où l’opinion publique aurait dû être particulièrement armée pour l’interdire. Il est presque toujours, sinon toujours, sans excuse. Il est absolument exceptionnel qu’une brusque déclivité, la constitution du sous-sol, opposent un obstacle irrémédiable à la déviation d’une rue. Un peu d’ingéniosité parfois, le plus souvent même, la volonté de bien faire, suffisent à préserver des joyaux dont on regrette trop tard le sacrifice irréparable et inutile. À supposer même qu’il soit impossible de concilier avec ce respect le tracé d’un alignement correct, tans pis pour l’alignement ! Qu’un hôtel élégant ou pittoresque fasse saillie sur un trottoir, seuls les maniaques pourront s’en scandaliser.

L’autre question est plus complexe. Ne pas détruire une perspective harmonieuse est un mérite négatif ; un peu de bon sens doit y suffire. Mais créer des perspectives nouvelles, mettre en valeur ce qui, auparavant, était dissimulé ou négligé, c’est un art qui demande un esprit ingénieux. Mettre en valeur un monument en dirigeant vers lui une large voie, fut une des préoccupations, les plus constantes d’Haussmann, et bien qu’elle ait pu avoir, par moments, des conséquences fâcheuses, ce fut une de ses pensées les plus louables. Ne vous est-il jamais arrivé, en visitant une ville, de vous trouver brusquement, au débouché d’une ruelle, en présence d’une église ou d’un hôtel de ville remarquables ? L’instant auparavant, vous n’en soupçonniez pas le voisinage, et vous en recevez comme un éblouissement. Cette surprise, certes, a son prix ; mais à cette impression que la répétition émousse, combien est supérieure la joie qui surgit et renaît, persistante, lorsque, de loin, par des éclaircies multiples et fugitives, reparaît la silhouette familière d’un clocher, d’un beffroi ! L’unité morale, le caractère intime de la cité en sont fortifiés.

Dégager les monuments pour qu’on puisse les analyser de près, c’est un soin louable - nous avons déjà dit dans quelle mesure. Assurer leur rayonnement sur la ville est un bénéfice évidemment supérieur. Jardins, statues, fontaines, demandent à être traités selon le même esprit. Mais là ne se bornent pas les préoccupations perspectives. Lorsqu’une ville présente des différences très accusées de niveau, quand elle oppose des quartiers bas à un ou plusieurs quartiers hauts, il faut qu’elle puisse se contempler, elle-même, dans ses aspects opposés. Ainsi Montmartre scrute les bords de la Seine, qui cherchent à l’horizon, le profil de la butte. Il faut être attentif à ménager et à varier ces paysages urbains. Les crêtes ne doivent pas être envahies par des constructions qui emprisonnent et isolent la ville haute. Un boulevard qui suit la crête et surplombe directement un talus assure à la curiosité une liberté complète. Si on ne peut le tracer d’une façon totale, si les constructions qui escaladent la colline et la pressent s’y opposent, qu’on l’établisse, du moins, par fragments, que, de points en points, des percées d’observation et de dégagement vous livrent le spectacle de la ville basse. De même, le jeu des rues de la ville basse ne doit pas méconnaître ce quasi-besoin qui tourmente la plaine de lever les yeux sur les hauteurs.

Enfin, bien que la ville tende, toujours, à s’isoler et à vivre de sa vie particulière, elle est assiégée de tous côtés par la nature. La grande ville essaye, en vain, de se débarrasser de cette étreinte ; la petite ville ou le bourg plongent complètement dans cette ambiance. Il y a là des éléments de beauté saine, de grandeur et de richesse. Certaines villes privilégiées doivent leur renommée, leurs visiteurs, au belvédère qu’elles offrent sur un site célèbre, ainsi Innsbruck, dans les Alpes, ou Pau, en face des Pyrénées. La nature, sans doute, les a favorisées ; mais les hommes ont été assez sages pour tirer parti de cette faveur. L’orientation heureuse de la grande rue d’Innsbruck, l’aménagement de la terrasse de Pau en ont fait des points d’élection pour le touriste. Il semble que la nature libre apparaisse plus belle lorsqu’on la contemple d’un lieu où se marque l’empreinte de l’homme. Les monuments, les témoignages de civilisation dont on est entouré forment, alors, un premier plan, un cadre ou un décor de contraste qui exaltera le caractère du paysage. Ajoutez qu’on est sensible, involontairement, à la commodité de l’observatoire. Il est à présumer qu’une municipalité, dans des conditions exceptionnelles, ne méconnaîtra pas ses devoirs et qu’elle saura résister aux suggestions d’avarice qui, pour un bénéfice immédiat, et médiocre, pourraient l’entraîner à sacrifier ou à compromettre des avantages, impondérables sans doute, mais certains et indéfinis. Mais, à côté de ces situations enviables, combien est-il de villes qui pourraient ajouter à leur physionomie, à l’agrément de ceux qui les habitent, à l’attraction sur ceux qui les visitent, en tirant meilleur parti d’avantages qu’elles paraissent ignorer. Ici, c’est un paysage dont on jouissait aux portes de la ville et que l’on essaye en vain de retrouver dès qu’on en a franchi le seuil. Là, c’est une rivière dont les berges ont été négligées des constructions parasites en interdisent l’accès ou en masquent les développements.

Tous les voyageurs ont éprouvé cette déception : en entrant dans un village ou dans un bourg, ils s’étaient proposés, de jeter un coup d’œil en, arrière sur la route qui les avait charmés ou d’observer à loisir une particularité, colline, bouquet d’arbre, clocher lointain qui les avaient touchés. Mais ils ont beau chercher la rue, l’esplanade, le coin où ils se délecteraient de ce spectacle, partout s’interposent murs, clôtures ou maisons. Ils repartent plus vite d’autres, avertis par eux ne s’arrêtent pas. La cité inhospitalière paie la rançon de son insouciance ou de son avarice, et elle se prive elle-même d’un agrément permanent.

*

Le souci de ménager les perspectives peut encore nous guider, du moins en partie, dans l’examen d’une des questions les plus délicates qu’offre l’esthétique de la rue, c’est à savoir s’il convient d’y planter des arbres, et dans quelle mesure. Nous aimons tous les arbres, qui sont des éléments de beauté et de santé. Mais précisément parce que nous les aimons, nous souffrons des conditions que leur offrent les rues d’une grande ville. Leurs racines, sous le sol macadamisé, puisent avec peine dans une terre ingrate, que barricadent contre leurs efforts des fondations, des canalisations, des obstacles de toute sorte. Leur frondaison est brève ; les feuilles, chargées de poussière, brûlées par la réverbération des pierres, se dessèchent vite ; pendant plus de la moitié de l’année, ils dressent vers le ciel l’enchevêtrement de leurs branches et de leurs rameaux nus.

Dans ces conditions, on se demande si la rue est bien faite pour recevoir les arbres. Ajoutez qu’ils offrent souvent une gêne pour les riverains auxquels ils disputent la lumière pendant les plus beaux jours. La perspective, enfin, ne gagne rien à leur présence. Ils masquent les façades des immeubles et si, au printemps et au début de l’été, leur feuillage nous console, à d’autres saisons, le préjudice est sans compensation. Ils empêchent aussi la vue de se développer au loin. L’avenue de l’Opéra doit une partie de son caractère à ce qu’elle n’est pas plantée d’arbres. Elle en paraît élargie, et l’on a peine à croire que le boulevard Sébastopol, qui, lui, est planté d’arbres, ait les mêmes dimensions.

En réalité, la place, des arbres, est dans les jardins, squares, parcs dont la cité, nous y viendrons bientôt, doit être abondamment pourvue. La rue, je l’ai déjà dit, n’est pas faite pour résoudre le problème des espaces libres. Les arbres qu’on arrache d’un jardin supprimé pour les aligner sur un boulevard, y perdent la presque totalité de leur bienfaisante action. Est-ce à dire qu’il faille renoncer à planter des arbres dans les rues ? Une telle interdiction est loin de notre pensée. Les inconvénients que j’ai signalés n’existent guère dans les petites villes, bourgs et villages où l’espace est moins ménagé, où la terre est plus saine. Là, une belle avenue d’arbres en pleine sève peut être un sujet légitime.

Dans les grandes villes mêmes, à côté des voies où la vue sera toujours affectée par des arbres souffreteux, il est des avenues où les arbres se développent vivaces. Au lieu de les planter sur les bords des trottoirs, où ils gênent les riverains et restreignent la circulation, qu’on les plaça sur une banquette médiane ; qu’à des alignements interminables, on substitue des groupements plus variés et plus pittoresques, la perspective y gagnera, sans préjudice pour la santé. Qu’on garnisse d’arbres les quais et les berges ; les racines, baignées par l’eau, nourriront des sujets vigoureux nulle part, on ne verra végétation plus belle ; nulle part, aussi, l’arbre ne jouera un rôle plus nécessaire dans l’harmonie du site urbain.

Diverses par la qualité de la circulation, par la nature des quartiers qu’elles traversent, par la beauté des aspects naturels ou humains qu’elles révèlent, les rues reçoivent donc, par la présence on par l’absence opportune des arbres, un dernier élément de variété. Nous verrons, dans notre prochain entretien, comment elles se relient par des places ou des carrefours, et nous étudierons, aussi, les édicules divers qui, souvent, les défigurent et qui devraient les orner.

En post-scriptum : « On annonce la réouverture partielle du musée Guimet et du musée Carnavalet. Par contre, le musée des Arts Décoratifs reste fermé. Quant au musée du Luxembourg, sa réouverture, qui est imminente, n’est pas encore effectuée ».