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Léon Rosenthal, militant, critique et historien d'art

La résurrection des villes. Carrefours, places et édifices, L’Humanité, « L’Actualité artistique », 17 avril 1915, p. 3

Nous avons montré qu’il appartenait à l’architecte urbaniste de faire valoir, par des tracés judicieux, les perspectives dont peut s’embellir la cité. Pour parfaire cette œuvre, il lui reste un dernier devoir qui est d’ordonner, dans la mesure du possible, les différentes perspectives de façon qu’elles s’enchaînent et paraissent s’appeler les unes les autres.

L’architecte Van de Voorde, qui dessina le plan de l’Exposition de Gand, en 1913, voulait qu’à l’extrémité de chaque avenue, le visiteur en découvrît une nouvelle et qu’il y aperçut un motif d’attraction qui le sollicitait à continuer sa course, si bien que, d’étape en étape, il fût entraîné à parcourir l’exposition tout entière. Ce programme peut être proposé à tous les architectes urbanistes. La liaison entre les voies et entre les perspectives s’opèrera par les places et carrefours. Place et carrefours requièrent donc, un moment, notre examen.

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À vrai dire, si nos cités comportent des carrefours, chaque jour plus bruyants, plus animés, plus encombrés, elles ne présentent guère plus de places véritables. Des places, on en a dessiné jadis, surtout au XVIIIe siècle. Harmonieusement ordonnées, elles pouvaient, elles devaient être les lieux où l’on se rassemble, où la foule se presse aux heures de grandes émotions, alarmes ou deuils publics, espérances, joies nationales, quand se manifeste la vie unanime. Les définir ainsi, c’est souligner leur disparition. Aujourd’hui, les places sont des espaces dangereux que les plus expérimentés ne traversent qu’avec précaution. La place de la Concorde offre, vous n’en doutez pas, des points de vue incomparables ; mais, comment en jouir quand on circule entre automobiles et autobus ? Pourtant, un peu de bonne volonté intelligente ne saurait-elle pas faire à la circulation sa part ? Le parvis démesuré, que l’on a étendu comme un désert d’asphalte devant Notre-Dame, verrait des groupes s’y former, des curieux, des enthousiastes s’y arrêter, si l’on y créait un peu de sécurité au lieu de le livrer, tout entier, au caprice des quelques voitures qui le traversent.

Un premier, un timide essai d’organisation a été fait sur la place de l’Hôtel de Ville. Le soir, à l’heure où les jardins sont fermés, ouvriers et employés, enfermés tout le jour, éprouvent le besoin de se récréer, de prendre l’air, de se réunir. Des places publiques accueillantes seraient un élément de gaieté et de santé, de sociabilité, véritables salons du peuple, en même temps qu’éléments de beauté. Dans les villes, dans les bourgs reconstruits, qu’on ne néglige pas de les prévoir. Elles trouveront, en particulier, à s’établir au bord d’une rivière, sur l’emplacement d’anciens remparts, partout où la vue porte au loin, dans les lieux que les couchers de soleil dotent de spectacles magnifiques et perpétuellement divers.

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Actuellement, on établit des distinctions entre différents genres de places. On distingue les places de dégagement devant un monument (place de la Sorbonne, place de la Madeleine), les places rayonnantes autour d’un motif central (place de l’Étoile, place de la Nation), les places-carrefours de luxe autour d’un centre d’attraction (place de l’Opéra) ; en réalité, toutes ces places se ressemblent en ce qu’elles sont livrées à une circulation intense.

Naguère, cette circulation était follement déréglée. Il a fallu la nécessité pressante, l’impossibilité de laisser se perpétuer l’anarchie, pour qu’on se décidât à introduire une réglementation et c’est un art qui est encore fort peu développé. Vers 1903, un architecte ingénieux et audacieux qui, plus que personne, a semé des idées neuves sur l’aménagement des cités modernes, M. Hénard, proposa de systématiser la circulation parisienne. Ses idées ne retinrent pas l’attention, mais elles provoquèrent un vif engouement lorsque, trois ans plus tard, elles nous revinrent d’Amérique sous le nom de système Eno.

Il est tout à fait étranger à notre propos d’examiner les règles de la circulation giratoire, mais il me paraît important de remarquer qu’en canalisant la circulation, on trace, en somme, à travers les places et carrefours, comme des fleuves entre lesquels se trouvent des espaces morts où il devient possible de ménager des terre-pleins, des lieux de refuge ou de repos. Et, ici, l’esthétique reprend ses droits. Dans l’ancien espace amorphe, où régnaient, sans partage, le macadam, le pavé, sinon les cailloux et la terre battue, des îlots viennent de surgir. La forme, la répartition de ces îlots peuvent devenir, ainsi que leur aménagement, un objet d’étude et des sources de beauté.

Comparez l’aspect qu’offraient naguère la place de l’Opéra et la place Saint-Augustin à leur état présent, vous aurez le sentiment qu’une petite révolution s’est opérée. En même temps, la pauvreté ou la laideur des dispositions adoptées pour les terre-pleins qui viennent d’émerger montrent qu’il y a beaucoup à faire, sinon tout à faire, pour tirer parti de cet ordre de faits nouveaux.

Il faudrait, en laissant toute commodité à la circulation désormais régularisée, ordonner selon un esprit d’harmonie les îlots de la place. Fontaines, balustrades, monuments, édicules pourraient, sur ces îlots, trouver asile et concourir à un ensemble concerté. Ai-je besoin de faire remarquer qu’un tel effort, nécessaire dans les très grandes villes, s’applique avec plus de facilité dans les petits centres ?  La circulation y étant moins intense, il est aisé de lui enlever, sur les places, les espaces qu’elle usurpe, de la limiter et d’organiser les domaines qui lui auront été arrachés.

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Je viens de faire allusion aux fontaines, monuments, édicules, qui se dressent à travers la cité et qui, le plus souvent, l’encombrent ou la déshonorent et montrent l’incurie ou l’incapacité des corps et des services municipaux. Un grand nombre de ces édicules sont nécessaires ; tous devaient être prévus et, pourtant, à voir la façon dont ils sont placés et répartis, il semblerait qu’ils sont le résultat de caprices inattendus et qu’il a fallu, la ville étant déjà ordonnée, les installer au hasard.

Ignorait-on par avance, lorsque des quartiers nouveaux ont été tracés, qu’il faudrait les éclairer, le soir, et que l’eau devrait y être distribuée ? Regardez, cependant, ces réverbères : tous du même modèle – et, la plupart du temps, quel modèle ! –, ils s’échelonnent démesurés devant des maisons basses, minuscules devant des constructions élevées, mesquins devant les monuments publics. Ici, ils coupent une perspective, là ils rompent l’harmonie d’une façade. Sans plus de dépense d’éclairage, avec un peu de soin et de goût, que de métamorphoses pourraient s’opérer ! Il faudrait, d’abord, varier le caractère et le type des supports : ici, placer de modestes et simples potences, dresser là des candélabres à multiples branches, suspendre, à l’angle d’un immeuble, une lanterne. En étudiant le groupement, l’intensité des lumières, on soulignerait la beauté des monuments ou des voies, on animerait des places mornes, on créerait des harmonies nouvelles.

Quoi de plus pauvre et, tout à la fois, de plus incommode que ces bornes fontaines chargées de distribuer l’eau dans des rues modernes ? L’eau a-t-elle cessé d’être un élément de vie et de beauté ? Jadis, on lui faisait plus d’honneur. Les fontaines d’Allemagne ou de Suisse sont célèbres ; on en voit de bien séduisantes en Espagne ou en Italie ; mais sans sortir de France, qui de nous n’a été séduit, dans une vieille ville, dans un village, du charme qu’offrait une fraîche fontaine ? Sur les places de Bretagne, de Languedoc ou d’Alsace, une vasque de pierre très simple, mais d’un profil heureux, des becs de bronze ou de cuivre, parfois un motif largement et naïvement sculpté, quelquefois une stèle tout unie, n’était-ce pas suffisant, avec le concours perpétuel des femmes, des gamins ou des voyageurs, pour animer, pour égayer tout un quartier ? Une grande ville croit avoir assez fait quand elle a commandé à un artiste renommé une fontaine monumentale, grandiose ou colossale, création d’orgueil qui engloutit des sommes énormes. Même si, à ce prix, elle obtient un chef-d’œuvre, ne vaudrait-il pas mieux, au lieu de tout concentrer sur un point privilégié, répartir les crédits entre les différents quartiers de la ville ? Des fontaines moins ambitieuses, mais jolies, mais variées, y seraient édifiées. Plus tard, dans une période de prospérité, il serait loisible d’élever, en une situation centrale, un monument de grand luxe. Tout d’abord, on aurait répandu partout le luxe le plus légitime et le plus apprécié.

C’est, apparemment, parce qu’une fausse pudeur interdit leur étendue que les vespasiennes, chalets de nécessité, water-closets, de quelque nom qu’on veuille les désigner, sont, d’ordinaire, installés d’une façon si incommode ou si indécente. On dirait qu’ont se soit ingénié à déshonorer monuments et perspectives. Qu’y faire ? Les supprimer ? Le remède serait pire que le mal. Les placer dans des souterrains ? Le procédé est très coûteux et n’est pas sans inconvénients. Sans chercher si loin, il suffirait, la plupart du temps, de les déplacer, d’utiliser pour les masquer, des bosquets ou des bouquets d’arbustes, de leur donner des formes et des proportions plus discrètes.

Il serait trop long d’énumérer, un à un, les différents édicules que l’on peut encore rencontrer dans une cité. Horloges publiques, colonnes d’affichage, kiosques à journaux, baraques de fleuristes, abris d’attente pour omnibus et tramways, buvettes populaires, appellent d’ailleurs les mêmes observations. Chacun se plaint de les voir encombrer la voie publique, mais tout le monde recourt à leurs services, et tel se lamente de l’obstruction qu’ils apportent à la circulation, qui s’irriterait s’il ne les rencontrait, à point nommé, sur son chemin. En réalité, ils ne sont encombrants que parce que l’on n’a pas su les prévoir. Si, dans les plans d’aménagement, un emplacement leur avait été assigné, si on avait calculé les formes des places et la largeur des trottoirs en escomptant leur présence, ils ne cesseraient pas d’être utiles et ne seraient importuns à personne. D’autre part, ces édicules sont, presque tous, pauvres et laids. On tolère, dans de grandes villes, à Paris même, des baraques informes. Les municipalités sont parcimonieuses et n’exercent aucune surveillance sur les concessionnaires. Sur ce point encore, un peu de bonne volonté agissante suffirait pour faire concourir à l’harmonie générale ce qui ne provoque, à présent, que laideur et que désordre.

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J’aurais voulu présenter, sur les statues et monuments commémoratifs, des observations analogues. L’espace me manque pour les développer, mais elles peuvent se résumer en peu de mots. L’abus des statues est constamment dénoncé, mais on ne se lasse pas d’en ériger de nouvelles et nul ne voudrait prendre la responsabilité d’en faire disparaître une seule. Il est donc tout à fait inutile de protester contre un usage qui n’est pas près de s’abolir. La guerre actuelle le renouvellerait s’il était tombé en désuétude. Mais l’on peut reprocher à ceux qui construisent les villes de ne pas envisager par avance des éventualités si probables et de ne pas ménager des points où un monument sera le bienvenu. Il faut d’autre part blâmer l’habitude de commander un monument sans déterminer à l’avance l’emplacement auquel il est destiné, et, enfin, on devrait exiger des sculpteurs qu’ils tiennent compte de ces conditions dans lesquelles leur œuvre sera exposée.

Si toutes ces obligations logiques étaient remplies, on ne verrait, sans doute, pas se produire un chef-d’œuvre de plus, mais l’on n’aurait plus à déplorer l’argent perdu, le talent gâché et l’on verrait, sans déplaisir, des monuments convenables à leur juste place. Il me hâte d’aborder les questions plus essentielles qu’appelle, maintenant, l’enchaînement des matières que j’étudie. Dans notre prochain entretien, je commencerai l’examen du problème des espaces vides.

En post-scriptum : « On expose, chez Georges Petit, les lots d’une tombola au profit des artistes dans le besoin. Le prix du billet est de 2 francs et, en s’associant à une œuvre de solidarité, on court la chance de gagner un objet signé par un artiste notoire ».