code_galerie Chroniques de l"Humanité, Site Léon Rosenthal

 

 

Léon Rosenthal, militant, critique et historien d'art

La résurrection des villes. L’îlot anglais, L’Humanité, « L’Actualité artistique », 8 mai 1915, p. 3.

Nous avons demandé aux municipalités de préserver, avec un soin jaloux, les espaces libres confiés à leur vigilance et nous avons ajouté qu’elles n’accompliraient ainsi qu’une partie de leur devoir, puisqu’il n’est, à l’heure actuelle, aucune ville qui soit suffisamment dotée d’air et de lumière. Pour acquérir de nouveaux terrains, suffira-t-il d’attendre des occasions favorables ? Sans doute, on les peut escompter et il est d’une sage gestion d’en profiter si elles se présentent. Mais elles peuvent, aussi, manquer ou être rares et, de toute manière, il est imprudent de se reposer sur des hasards.

Nous sommes en présence d’un besoin ou plutôt d’une série de besoins parfaitement définie. Tous les citadins réclament de l’air ; il faut leur en accorder. De plus, les enfants veulent jouer au sable, les adolescents veulent faire des exercices d’entraînement, les hommes faits veulent faire des promenades. Il convient de répondre à toutes ces exigences et il suffit de fort peu de réflexion pour se convaincre qu’on ne satisfera pas, de la même façon, les unes et les autres.

Nous voilà donc amenés, si nous voulons adopter une ligne de conduite efficace, à considérer plusieurs catégories d’espaces libres ayant, chacune, une destination déterminée et à poursuivre la création de ces espaces, de telle façon que, dans tous les quartiers de la ville, les habitants de tous âges puissent également en bénéficier.

Sur un plan de ville, à l’heure présente, parcs et jardins occupent une très faible place et sont distribués au hasard ; notre ambition est d’augmenter leur superficie totale, de leur attribuer des rôles spécifiques et de les répartir selon un esprit rationnel.

Procéder systématiquement, c’est une attitude à laquelle, en France, nous ne sommes pas encore habitués ; elle a été adoptée dans plusieurs grands pays qui nous ont devancés. À leur exemple, nous devons nous persuader qu’une opération édilitaire n’est vraiment efficace qu’à condition de se rattacher à un plan d’ensemble ; à leur exemple encore, nous devons nous convaincre qu’aucun sacrifice n’est excessif quand il s’agit de la salubrité publique. Ces vérités, développées par tous ceux qui se sont faits, près de nous, les champions de l’aménagement rationnel des villes, l’ont été particulièrement par M. Forestier, dans un excellent petit livre : Grandes villes et systèmes de parcs, où l’on trouvera des renseignements précis sur le travail accompli à l’étranger, et des vues méthodiques sur l’œuvre qui nous incombe à nous-mêmes. J’ai beaucoup puisé dans cet ouvrage lucide qui prêche deux vertus sociales essentielles : l’action et l’organisation.

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Notre premier soin devra être de distribuer partout air et lumière. L’idéal serait, assurément, que chaque citadin en eût le bénéfice immédiat sans sortir de chez lui et que chaque maison comportât un petit jardin familial attenant à un vaste jardin collectif. Aujourd’hui, tous les habitants des villes désirent habiter sur la rue, parce qu’on leur laisse le choix entre la rue et des cours toutes étroites, mal éclairées et malsaines. Jadis, les gens ne l’entendaient pas ainsi. Les grands seigneurs, les gros bourgeois qui, au XVIIe et au XVIIIe siècles, se faisaient bâtir des hôtels, prenaient grand soin de s’isoler de la rue. Les rues pourtant, alors, étaient bien calmes, silencieuses, si on les compare à la trépidation contemporaine. On les redoutait cependant ; le long de la rue, on n’élevait qu’un mur de clôture ou, tout au plus, des dépendances, les logements des domestiques. Le principal corps de logis était bâti au fond d’une cour d’honneur et les appartements s’ouvraient soit sur cette cour, soit, par derrière, sur un jardin. Entre cour et jardin, tel est le plan qu’offrent, dans des dimensions amplifiées, le palais de Marie de Médicis (palais du Luxembourg) ou le palais de Louis XIV (palais de Versailles). De telles dispositions étaient, sans doute, exceptionnelles ; mais des immeubles, mêmes modestes, présentaient des cours spacieuses ou des jardins intérieurs. Les îlots des maisons étaient plus vastes qu’aujourd’hui ; il n’était pas rare de voir deux, trois cours se succéder en profondeur, encadrant des bâtiments éloignés de la rue. Toute ville un peu ancienne conserve des habitations de ce type : on en rencontre à Paris même. Mais elles deviennent de plus en plus rares. Les spéculateurs les détruisent, pour créer, le long d’une voie nouvelle, des immeubles serrés, dont le revenu est plus avantageux. Les municipalités, animées des intentions les meilleures, éventrent les îlots en perçant des rues dont la circulation aurait parfaitement pu se passer, ou les condamnent parce que, souvent, on y multiplie, par avarice, les constructions parasites et qu’ils sont devenus sordides et dangereux.

Dans les excellentes études que j’ai déjà eu l’occasion de signaler, le citoyen Cuminal, examinant en particulier la région lyonnaise, fait remarquer que cette façon de procéder est trop simpliste. Au lieu d’appeler la pioche du démolisseur, au lieu de procéder à des expropriations coûteuses, les municipalités ne devraient intervenir, le plus souvent, que pour ramener les habitations à bon marché à leur état primitif. La disparition des constructions parasites, la destruction de cloisons, de faux plafonds multipliés pour diviser abusivement les logements anciens, accompagnées des installations et canalisations exigées par l’hygiène moderne reconstitueraient des habitations excellentes. Des édifices où se marque l’art du passé, reprendraient leur splendeur et contribueraient à la beauté, au caractère, à la variété d’aspects de la ville moderne. Au besoin, si la circulation le réclamait impérieusement, on pourrait ménager quelques passages sous les immeubles, comme il en existe à Paris, entre la rue Mouffetard et la rue Lhomond.

Les observations que le citoyen Cuminal a faites pour Lyon valent certainement pour un très grand nombre de villes et le type d’habitat auquel il nous intéresse, loin de disparaître, devrait être considéré comme un idéal. Quelle habitation supérieure, en effet, à celle où la végétation assiège la maison même, où la ménagère peut, sans interrompre ses occupations, surveiller, d’un coup d’œil, les ébats de ses enfants, où elle peut, elle-même, poursuivre parfois son travail en plein air, où l’homme, enfin, peut au retour du labeur quotidien, se délasser près de son foyer et trouver, s’il le veut, la saine distraction du jardinage ?

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Tout cela, Cabet l’avait bien compris. Dans son Voyage en Icarie, que je me reproche de ne pas citer assez souvent et où se rencontrent tant de suggestions heureuses, il réalise cet idéal d’une façon parfaitement ingénieuse et simple. À Icaria, la ville modèle, les maisons sont établies en bordure de vastes îlots quadrangulaires qu’elles circonscrivent complètement. Elles encadrent, ainsi, un vaste jardin qui est public et où l’on peut accéder des rues voisines par quatre portiques. Chaque maison en bordure du jardin public a son jardin privé. Comme toute famille, dans la pensée de Cabet, on peut dire qu’à Icaria règne la félicité domestique.

Le plan de Cabet est à peu près réalisé dans plusieurs quartiers de Londres, avec cette différence que les jardins intérieurs n’y sont pas publics et que la jouissance en est réservée aux locataires des maisons qui les enveloppent. L’îlot anglais ne se différencie pas, pour le passant, d’un pâté de maisons ordinaires. Tout au plus, un Français habitué au morcellement excessif des immeubles remarquera-t-il que les dimensions en sont considérables. Mais, si l’on pénètre dans une maison et que l’on s’approche d’une fenêtre qui s’ouvre du côté opposé à la rue, on aperçoit de vastes pelouses vertes, des grands arbres, au lieu de la cour étriquée et morose que, selon nos usages, on s’attendait à rencontrer. Notez bien que ce jardin ne profit pas uniquement à ceux qui en ont la jouissance. Il étend ses bienfaits au voisinage et la rue, d’où il est invisible, le voisinage même au-delà de la rue, sont assainis par sa présence.

L’îlot anglais pourrait-il être réalisé en France ? Évidemment, il se heurte le plus souvent à des difficultés économiques. Dans les très grandes villes où le terrain est partout très cher, dans les quartiers centraux des villes moyennes, il est difficile de le préconiser. Mais il est bien des endroits où il ne serait pas malaisé de l’établir. Les municipalités pourraient y collaborer, soit en encourageant les propriétaires à réserver des espaces libres sur leurs terrains, par la concession de certains avantages, soit en imitant, dans des proportions modestes, la grande opération que fit la Ville de Paris au parc Monceau entre 1852 et 1860. À cette époque, la ville divisa les terrains dont elle était devenue propriétaire en deux parties : elle aménagea, au centre, le parc actuel ; elle vendit la partie périphérique à des particuliers avec des servitudes de construction et l’obligation de conserver en jardins une zone de quinze mètres de largeur, close de grilles d’un modèle uniforme. Des opérations d’un modèle analogue pourraient être entreprises au profit de riverains moins privilégiés. Ce qui a réussi pour un quartier de grand luxe mériterait d’être tenté pour des quartiers populaires.

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Si le type de l’îlot anglais paraît impraticable, on peut y substituer la rue-jardin, c’est-à-dire la rue dont les riverains ne sont autorisés à construire qu’à une distance déterminée de la voie. Le système a encore de grands avantages puisqu’il laisse subsister le jardin familial, mais il est évidemment inférieur à l’îlot anglais. Il supprime le grand jardin collectif. Il livre la végétation aux poussières et fumées de la rue, ne crée ni l’isolement, ni le repos. Il peut déterminer des aspects charmants, le long d’avenues peu fréquentées ; il perd de son prix à mesure que la circulation devient plus intense. Ai-je besoin d’ajouter que ce ne sont là que des inconvénients relatifs, qu’un jardin, fût-il défectueux ou mal placé, n’en reste pas moins précieux et qu’il serait à souhaiter que partout pussent s’ouvrir des rues-jardins ?

La réalité nous offre, vous le savez, des maisons étroites et hautes prises entre des rues qui ont obligé les architectes à se contenter de courettes obscures ou à supprimer les cours complètement. Contre l’accroissement de la mortalité et la menace des épidémies, les municipalités ont un dernier recours : l’élargissement des rues – et j’ai dit surabondamment ce qu’il fallait penser de ce procédé dispendieux et peu efficace – ou la création de squares de desserrement. On donne ce nom à des jardins, tels le square de la Trinité, le square Montholon, à Paris, pratiqués au centre d’un quartier populeux. De tels jardins, de dimensions trop réduites, bordés par des voies de circulation intense, ont une utilité évidente à laquelle peut se joindre un mérite décoratif, mais ils sont toujours insuffisants et, à tout prendre, ils ne sont que des pis aller. Pour les rendre efficaces, il faudrait qu’ils fussent multipliés et systématiquement répartis.

En résumé, pour aérer la cité, l’îlot anglais, la rue-jardin, le square de desserrement s’offrent comme des moyens de valeur inégale, mais qui peuvent être, selon les cas, appelés à se compléter. Ils devraient être, partout, méthodiquement distribués et combinés avec les jardins et parcs créés pour répondre à d’autres besoins, et dont nous aborderons, à présent, l’étude.

En post-scriptum : « Le baron de Schlichting, qui mourut le 7 août dernier, a légué au Louvre toutes ses collections. Celles-ci sont particulièrement riches en toiles à miniatures et en meubles du XVIIIe siècle. Parmi les sculptures et les tableaux, on remarque des pages célèbres : le Festin des Dieux de Rubens, le Songe d’amour de Fragonard, l’Oiseau mort de Greuze, le Zéphyr de Prudhon, un Mercure de Pajou, l’Apothéose de la tzarine Catherine II de Falconet, ainsi que quelques bonnes œuvres des écoles italienne et hollandaise ».