code_galerie Chroniques de l"Humanité, Site Léon Rosenthal

 

 

Léon Rosenthal, militant, critique et historien d'art

La résurrection des villes. Quelques objections, L’Humanité, « L’Actualité artistique », 22 mai 1915, p. 3.

Un de mes lecteurs me fait de graves reproches : « Vous nous suggérez, m’écrit-il, des méthodes pour assainir et embellir les villes, méthodes efficaces, je n’en veux pas douter, mais dont l’application serait malaisée et longue, même dans une ville paisible et prospère. Pensez-vous que ces indications puissent être utilisées pour la restauration des villes et villages actuellement ravagés ou détruits ? Vous rendez-vous un compte exact de la réalité présente et des nécessités de demain ? En ce moment, songez-y, des milliers de familles sont dispersées à travers toute la France et leur âme reste invinciblement attachée au coin de terre dont elles ont dû s’enfuir ou dont il a fallu les arracher. Leur vie est suspendue, tout entière, à l’espoir du retour. Quand l’heure, encore incertaine, de ce retour aura enfin sonné, tous les exilés voleront, avec une joie fébrile, vers les maisons détruites, les foyers dévastés, les champs ruinés. Ils retrouveront leurs parents, leurs amis, sortis des tranchées, et, tous ensemble, entreprendront – avec quelle ardeur impatiente ! – l’œuvre de réparation depuis si longtemps escomptée, tandis que municipalités et services publics, installés dans des baraquements s’ingénieront à rétablir, dans les plus brefs délais, par des moyens de fortune, les routes défoncées, les ponts rompus, les gares brûlées, tous les organes de l’activité collective, systématiquement anéantis. Est-ce bien à ces rescapés qu’il convient de parler de rues parfaites, d’organisation idéale ? Ils seront talonnés par la nécessité. Leur interdirez-vous de se reconstituer immédiatement un abri ? Ajournerez-vous, sous prétexte de plans à établir, le moment de leur distribuer de justes et nécessaires indemnités ? Demanderez-vous à des municipalités accablées par les soins les plus urgents, d’élaborer des conceptions de longue haleine, d’entreprendre des travaux d’ensemble pour lesquels elles n’auront ni données précises, puisque l’avenir sera plein d’inconnu, ni ressources financières ? La main-d’œuvre fera défaut presque partout ; les matériaux mêmes seront rares. Enseignez-nous des pensées modestes et pratiques, et non des rêves grandioses et irréalisables ! »

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Voilà des objections assez fortes, et je pourrais en être décontenancé, si je ne les avais, depuis longtemps, prévues, car vous n’imaginez pas que je me sois laissé entraîner par la description de mon idéal municipal au point d’ignorer ou de perdre de vue d’aussi saisissantes réalités. Non, il n’a pu entrer dans ma pensée de retarder, fût-ce d’un instant, l’heure où tant de braves gens commenceront l’œuvre de réparation personnelle et nationale. Je sais qu’il leur faudra, s’abriter et ne suis pas assez absurde pour songer à interdire ce qu’aucune force humaine ne saurait, au reste, entraver. Des sociétés américaines ont, dès maintenant, je ne l’ignore pas, organisé et aménagé des installations provisoires en bois. Le type et la nature de telles installations, leur prix de revient, les services qu’elles sont capables de rendre provoquent d’importants problèmes sociaux et économiques. Il semble, par exemple, que les paysans habitués à vivre par familles complètement séparées ne pourront se soumettre, même pour une période brève, à la promiscuité de baraquements collectifs. D’autre part, on peut regretter de voir englouties dans des constructions temporaires des sommes considérables qui seraient si nécessaires pour le travail définitif.

Pour importantes que soient ces questions, elles échappent à ma compétence, et je n’ai pas cru devoir les aborder (non plus que les problèmes soulevés par les indemnités à intervenir), dans une chronique qui est consacrée, on voudra bien s’en souvenir, à « l’actualité artistique ». Au point de vue artistique, je n’ai à envisager ni la nature, ni le caractère des habitats provisoires. Si je me hasardais à en parler, ce serait pour dire qu’ils m’intéressent dans la mesure où ils permettront d’éviter les constructions hâtives et donneront du loisir pour établir des plans mûris ; mais, avant tout, je formerais le vœu qu’ils soient franchement et uniquement provisoires, destinés à disparaître absolument le jour, que je ne fixe pas, que nul ne saurait fixer, où des ouvrages définitifs auront pu être édifiés.

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Ce laps de temps qui s’écoulera entre le retour au sol natal et le moment béni où le réfugié se retrouvera installé définitivement chez lui, ce laps de temps sera plus long que ne le souhaiteraient nos désirs impatients. La rareté même de la main-d’œuvre et des matériaux contribuera à en étendre la durée. Eh bien ! c’est ce retard, précisément, qui autorise de grandes espérances. Tandis que paysans et citadins, campés pour quelques semaines encore, accompliront allègrement leur labeur et essayeront, par une énergie décuplée, de faire, avec leur propre tâche, celle qu’auraient accomplie leurs morts, est-il interdit de demander aussi, à ceux qui ont assumé la charge de présider aux cités, de déployer une activité exceptionnelle ?

Ils ont pris, dans des circonstances graves, uniques, des fonctions modestes, je n’en disconviens pas, mais singulièrement nécessaires. Quelques-uns s’y sont montrés héroïques, tous se sont dévoués au bien public et ont le sentiment de leur responsabilité : ils savent ce qu’on attend d’eux, et la reconnaissance qu’on leur devra s’ils franchissent heureusement la tourmente. Ils seront assaillis par des devoirs impérieux et immédiats, mais on peut espérer qu’ils envisageront l’avenir.

Ils connaissent leurs cités ; ils savent par où elles souffraient avant la guerre, les projets que l’on ébauchait, ceux dont la réalisation était proche, ceux que l’on osait à peine envisager. Ai-je tort de m’adresser à eux et de leur dire : « Réfléchissez, voyez si certaines améliorations n’ont pas été rendues possibles par la guerre même, s’il n’est pas utile, avant les réédifications définitives, de prendre d’immédiates mesures de précaution, de réserver des parcelles de terrain pour des œuvres publiques, dussent ces œuvres être ajournées pendant de nombreuses années. Exercez une surveillance préventive : empêchez des reconstructions que vous seriez, ensuite, obligés de démolir à grands frais. Mettez-vous en mesure, le jour prochain où, selon le projet Cornudet, vous aurez à faire établir un plan d’aménagement et d’extension de votre commune, non seulement de comprendre les explications de l’architecte, mais de guider cet architecte. Je lui suppose de grands talents, mais, enfin, il n’aura pas, sauf heureuse exception, vécu dans votre cité. Il aura des idées d’artiste, mais il connaîtra mal vos besoins. À vous de l’en instruire. Je lui veux croire des vues sociales généreuses, mais ne vous fiez pas à lui. Demandez-lui de prévoir dans son plan, toutes les améliorations nécessaires au bien public ; dites-lui que cela ne restera pas sur le papier, que vous êtes prêt à réaliser ces améliorations et que vous serez suivi par vos administrés ! ».

C’est pour que les maires tiennent un pareil langage, pour qu’ils se sentent soutenus et encouragés par leurs électeurs socialistes, que je trace, ici, des plans grandioses. Grandioses, oui, chimériques, non ; car la plupart ont déjà été réalisés, soit à l’étranger, soit en France même, et si le tableau que j’esquisse suppose un travail énorme, si la réalisation totale en apparaît lointaine, je crois me conformer, en le proposant à nos efforts, à l’esprit même du Parti socialiste, qui n’a pas craint de paralyser l’action immédiate en fixant nos regards, blessés par les misères présentes, sur l’image splendide d’une humanité meilleure.

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Je reprends donc mon propos et l’enchaînement des idées m’amène, après avoir étudié le système des rues et des espaces libres, à envisager la reconstruction des monuments publics. Quelques monuments auront échappé à la tempête, ce ne seront pas, toujours ceux dont on aurait surtout désiré la préservation, on les retrouvera tout de même, avec joie. Pour les autres, qui auront été endommagés ou détruits, la première question qui se posera, sera de savoir s’il convient de les rétablir à l’emplacement précis où ils s’élevaient.

Ces emplacements, il faut bien le reconnaître, n’avaient été, d’ordinaire, dictés ni par la logique, ni par un souci de beauté. Si l’on en excepte les églises anciennes et, aussi, quelques hôtels de ville séculaires qui se dressent sur des points particulièrement favorables, la plupart des édifices publics ont été placés à peu près au hasard. Ils ont été érigés, sans plan préconçu, à de longs intervalles de temps, sous l’empire de la nécessité, soit pour répondre au développement de la commune, soit parce que des besoins nouveaux avaient surgi.

Quelle surprise, lorsque les chemins de fer sont apparus et qu’il a fallu créer des gares ; mais la surprise a été à peine moindre quand les lois scolaires ont amené l’ouverture d’écoles publiques, ou lorsqu’il a fallu constituer des bureaux de postes d’abord, des bureaux de télégraphes ensuite et, plus récemment, des postes téléphoniques. Pour parer à ces obligations successives, on a utilisé les terrains disponibles, on a aménagé tant bien que mal d’anciens bâtiments, on a procédé parfois avec une parcimonie sordide, le plus souvent, tout au moins avec une stricte économie. Les deniers de la ville ont été épargnés, mais il règne dans la cité un désordre auquel on est accoutumé, dont on souffre sans s’en apercevoir et qui nuit à l’activité générale.

Parmi les édifices à grouper, je rangerais la mairie, l’hôtel des postes et télégraphes, la caisse d’épargne, les différents bureaux de perception, la bibliothèque municipale, le musée, la salle de réunions, le théâtre. Parmi les édifices à répartir, j’envisagerais les écoles de tout ordre : écoles primaires, spéciales, lycées ou collèges, Université ; les dispensaires, les marchés ou halles, les abattoirs ; la bourse du commerce. Enfin, il conviendrait d’écarter, autant que possible, casernes, hôpitaux ou cimetières. Ce n’est là, je le répète, qu’une esquisse. Chacun la discutera selon les réalités particulières et l’on ajoutera facilement les édifices que j’ai pu omettre. L’essentiel est de se mettre d’accord sur le principe qu’il y a là matière à un examen mûr et réfléchi.

En post-scriptum : « Il faut savoir gré au [Salon des] Humoristes d’avoir su conserver fraîche et intacte leur gaieté au milieu des épreuves que nous traversons. Cette bonne humeur est le trait qui me frappe le plus dans l’Exposition qu’ils viennent d’ouvrir (64 bis, rue de La Boétie) ; elle est surtout sensible dans les dessins envoyés du front. Ce n’est pas à dire qu’il manque ici des pages de colère ou de satires, et peut-être pourrait-on discuter les intentions de certains dessins. D’une façon générale, les sentiments étant plus vifs, la forme est plus spontanée, plus sincère et l’on rencontre moins de recherches alambiquées que ces années dernières. La plupart des maîtres connus ont donné : Willette, Forain, A. Faivre, Poulbot. Nos amis remarqueront le bel idéalisme de Widhopff, l’observation serrée et sobre de Dethomas et surtout l’émotion humaine de Steinlen ».